Paris 8 - Université des créations

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 384
Langue : français
À paraître le : 10/04/2025
EAN : 9782379245084
Première édition
CLIL : 3668 Histoire de l’art, études
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379245084

Les Mondes de l’art à l’âge du capitalisme culturel

À l’âge du capitalisme tardif qui opère un nivellement industriel du culturel et de l’artistique, comment imaginer d’autres devenirs de l’art à l’horizon d’un monde décolonisé et décroissant et repenser de façon critique le contemporain ? 

Cet ouvrage se ressaisit de la notion de « monde(s) de l’art » afin de rendre compte de son évolution à l’âge du capitalisme tardif, caractérisé par un nivellement industriel et marchand du culturel et de l’artistique. Des artistes, militant·es, professionnel·les et spécialistes pensent ensemble ses mutations économiques, institutionnelles et sociales, partant d’une approche philosophique élargie à la théorie critique et aux études culturelles. Cette épistémologie du contemporain en dessine une cartographie plurielle, en phase avec les aspirations à un monde décolonisé, inclusif et décroissant.

Ouvrage publié grâce au soutien de l’université Paris 1 au titre de la politique scientifique et de l’Institut ACTE (Arts Créations Théories Esthétique)

Table des matières

Remerciements                                                                                        

Introduction

Les mondes de l’art, saisis au prisme de l’indistinction :

art, institutions et industrie culturelle  

                                                  

1. L’art contemporain

à l’heure du capitalisme culturel :

définitions et historicisation

Peter Osborne

Seules les contradictions sont vraies :

philosophie historique de l’art contemporain                                      

Marina Vishmidt (†)

Propositions sur la valeur : de la totalité dans l’art                              

Entretien avec Jérôme Bel

Corps, aliénation et capitalisme culturel : au-delà du spectacle         

Nicolas Heimendinger

L’art contemporain, une révolution institutionnelle 

                          

2. Logiques institutionnelles

des mondes de l’art :

entre inclusion et domination

Émilie Moutsis et Aurélien Catin (La Buse)

Statut des artistes : la « professionnalisation » comme cadre de lutte

Entretien avec Julie Pellegrin et Philippe Quesne

Missions et démissions de l’institution                                                 

Marie Buscatto

Le travail artistique sur le chemin de la féminisation :

ressorts et contraintes                                                                          

Quentin Bazin

Monde de l’art et Autres de l’art : une inclusion problématique   

   

3. Renégocier l’autonomie

Anaïs Feyeux

Les musées nationaux français au cœur de l’économie néolibérale : l’impensé des nouveaux modèles économiques                                                                                         

Ingrid Luquet-Gad

La plateforme après l’institution :

l’autonomie technologiquement appareillée                                     

Sven Lütticken

Préfigurations précaires                                                                       

Judith Michalet

Désir « décélérationniste » et reflux du capitalisme    

                      

4. Décentrer les regards,

situer la parole :

l’art et le monde global

Sara Alonso Gómez

Épistémologies de l’art contemporain :

une approche latitudinaire                                                                   

Marie-laure Allain Bonilla

Comment concilier recherche et praxis décoloniale ?

Quelques réflexions post-burn-out                                                      

Marie-Jeanne Zenetti

Pour un contemporanéisme situé : épistémologies féministes

et critique du contemporain en études littéraires                             

Sophie Orlando

Penser le contemporain et les généalogies dans les enseignements

théoriques féministes en école supérieure d’art    

                            

5. Ralentir/décroître :

vers une nouvelle écologie

des mondes de l’art ?

Anaïs Roesch

L’art de la subsistance contre la dépendance aux énergies fossiles 

François Salmeron

L’écoresponsabilité du monde de l’art : d’un imaginaire écocentrique

à la sobriété institutionnelle                                                                

Maud Barranger-Favreau, Ariane Fleury, Cassandre Langlois

Couper les fluides, expérimenter l’institution :

topographie d’un workshop pluridisciplinaire                                    

Aliocha Imhoff, Kantuta Quirós

Pour une écologisation des institutions de l’art.

Bifurcations et répétitions générales                                                  

Entretien avec Cy Lecerf Maulpoix et Vincent Puig

Technocritique de la culture : perspectives écologiques,

sexuelles et sociales       

                                                                       

Perspectives

Les mondes de l’art à l’épreuve du postcapital       

                           

Bibliographie générale                                                                          

Index                                                                                                       

Les autrices, les auteurs                                                                        

Comment penser aujourd’hui l’écosystème de l’art et les menaces qui pèsent sur son autonomie ?

Les artistes, militant·es, professionnel·les et chercheur·es ici réuni·es dessinent la trajectoire des mutations – écologiques, économiques, institutionnelles et sociales – nées de l’industrialisation du culturel et de l’artistique. Partant d’une approche philosophique qui s’élargit à la théorie critique et aux études culturelles, cet ouvrage engage une épistémologie du contemporain à même de déconstruire la forme hégémonique du monde de l’art et d’en proposer une autre cartographie. Il interroge les devenirs possibles de l’art en lien avec les aspirations à un monde décolonisé et décroissant, pluriel, inclusif, décentré et égalitaire.

Il constitue un panorama solide à l’attention de celles et ceux qui veulent comprendre ces transformations en cours.


Aline Caillet est professeure des universités en esthétique et philosophie de l’art à l’École des Arts de la Sorbonne (Université Paris 1).

Florian Gaité est professeur de philosophie à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence (ESAAix) et critique d’art. Tous deux sont chercheur·es rattaché·es à l’Institut ACTE (Arts Créations Théories Esthétiques, EA 7539, Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Introduction

Les mondes de l’art, saisis au prisme de l’indistinction : art, institutions et industrie culturelle

Aline Caillet

Florian Gaité


Dans Design & Crime1, paru en 2002 et traduit en français en 2008, Hal Foster emprunte à Seabrook le terme d’« indistinction » pour qualifier la forme sous laquelle se présentent aujourd’hui les « objets » culturels. Catégorie fluide entre l’art et le design, entre l’œuvre et la forme marchandise, l’indistinction désigne cette indécidabilité maintes fois observée entre esthétique et utilitarisme, entre culture et marketing. Effet conjugué de l’esthétique postmoderniste et de la marchandisation de la culture, l’indistinction résulte toutefois moins d’un effet de brouillage – depuis longtemps constaté – entre des catégories contraires, qu’elle ne rend celles-ci flexibles, circonstancielles, bifides. En cela, l’indistinction n’affecte plus seulement la discrimination entre l’art et l’industrie culturelle marchande, mais s’étend, à l’intérieur des arts eux-mêmes, entre toutes les productions pouvant être qualifiées de culturelles. À l’heure de l’indistinction, l’art peut être désintéressé comme éminemment intégré dans une économie du luxe ; le design peut être un objet d’art comme un objet utilitaire marchand ; une exposition peut être un événement artistique majeur comme un moment festif et/ou touristique – sans que l’un exclue l’autre. L’indistinction interroge en cela ce qu’il reste de l’autonomie des arts et de la spécificité de leurs formes à l’heure où la culture et l’industrie qui la sous-tend obéissent à une logique d’intégration et d’assimilation, moteur du développement économique.

Cet état global de l’esthétique subsumée sous le commercial renvoie tout autant aujourd’hui aux logiques marchandes et institutionnelles qui innervent l’art contemporain qu’aux formes esthétiques – qui sont parfois aussi des formats – que prennent les objets artistiques eux-mêmes. Jean-Pierre Cometti2 a pour sa part identifié, sous les termes de « transitivité et de compatibilité », la propriété des objets artistiques qui, étant à la fois en relation avec l’art et avec la culture, deviennent tout autant permutables que réversibles. La distinction entre art et industrie culturelle, fondatrice chez Theodor W. Adorno et Max Horkheimer3, garante de l’autonomie de l’art, ne semble plus également si nette. Un symptôme criant est l’élargissement de la catégorie d’« industrie culturelle » à celle d’« industrie créative » dans les années 2000, incluant autant les beaux-arts que l’architecture ou les arts vivants, au même titre que les jeux vidéo ou la décoration d’intérieur. Par ailleurs, on observe que chaque phénomène propre à « l’art » trouve son pendant, dans une forme dégradée, moins glorieuse et « chic », du côté de l’industrie culturelle : la notion de blockbuster désigne indifféremment une grosse production hollywoodienne, une exposition d’art contemporain comme celle d’un maître ancien ; une biennale constitue autant un événement artistique et culturel que touristique ; ou encore, comme le remarque Cometti, ce qu’on appelle « massification » dans l’industrie culturelle s’appelle « démocratisation » dans les arts. À l’inverse, des formes culturelles historiquement rattachées à l’industrie du divertissement et culturelle au sens large se développent dans des interstices économiques – des « niches », ou encore des « espaces provisoires » – au sein desquels elles déploient une créativité libérée des pressions économiques. On en trouve dans le cirque, en danse, dans les musiques dites expérimentales, dans le cinéma d’animation, et même au sein de ce que l’on appelle « l’industrie du disque », sur de grands ou plus petits labels. Ce brouillage réciproque conforte la partition établie par Adorno, qui enjoint à se fier moins au format qu’à la fonction dans l’économie.

Comment dans un tel brouillage percevoir un domaine, une sphère d’activité, « un monde » où vivent et travaillent des artistes et des commissaires, se créent des œuvres d’art, se déploient des expériences esthétiques ? Comment identifier un espace libre, à l’abri des exigences de productivité au sein duquel l’art peut encore se faire le vecteur d’une culture émancipatrice porteuse de valeurs qui lui appartiennent en propre ? Pour tenter d’y répondre, il faut revenir dans un mouvement conjoint aux logiques qui président à la fois au développement économique du marché des biens culturels et à la manière dont est structurée et se pense la production des œuvres artistiques, au sein de ce qu’il est convenu désormais d’appeler les « mondes de l’art ».

Origine et devenir d’une notion

Le concept de « monde de l’art » est à l’origine étroitement lié à ceux de « contemporain » et d’« autonomie », et articulé à une philosophie de l’histoire. Avant de devenir une simple catégorie usuelle au moyen de laquelle l’art se situe dans le champ social, celui-ci a été avancé par Arthur Danto, lequel, fortement impressionné par la visite de l’exposition de Warhol à la Stable Gallery à New York, proposa ce terme, dans son article « The Artworld4 » de 1964, pour délimiter les contours d’une sphère artistique qui comprend désormais des objets que rien ne distinguent sur un plan perceptuel des objets ordinaires mais qui se situent néanmoins « à part » ; et dont, en conséquence, le statut artistique dépend d’autre chose que de l’objet in se, « d’une atmosphère de théorie artistique, d’une connaissance de l’histoire de l’art, d’un monde de l’art5 ». Quoique flou dès son origine – comme le trahit l’expression « d’atmosphère artistique » –, le monde de l’art est resté une notion pivot aussi bien chez Danto que dans la philosophie de l’art contemporain. Elle prend place en effet au sein d’une réflexion qui avalise la fin du modernisme où l’art se définissait encore à partir de la spécificité de ses médiums et où son histoire s’écrivait à partir de ses révolutions stylistiques : la fin, en somme, d’un art dont l’autonomie était essentiellement formelle, signant l’avènement d’une ère posthistorique de l’art, en l’espèce celle du contemporain, caractérisé par l’hybridité, et dont le monde de l’art, en tant que monde « à part » qui confère un mode d’existence particulier, constitue la pierre angulaire.

De l’aveu même de Danto6, la notion aurait pu rester relativement confidentielle si deux philosophes, Richard Sclafani et surtout George Dickie, ne l’avaient pas reprise pour fonder la « théorie institutionnelle de l’art7 » qui lui conféra sa notoriété tout en trahissant, selon lui, son sens originel. La redéfinition du monde de l’art comme « institution sociale » par Dickie fut en effet à l’origine d’une bataille œdipienne8 menée par Danto qui inscrit son ontologie, et c’est là toute l’originalité de son projet, dans une perspective historique, quand Dickie soutient en réponse qu’une ontologie peut être socialement déterminée par les relations institutionnelles dans lesquelles l’artiste engage l’œuvre, et dément avoir réduit le monde de l’art à un simple « corps délibératif » d’expert·es9. Au-delà de la controverse entre les deux philosophes, l’enjeu, au fond, est de savoir si la notion de monde de l’art renvoie à une « sorte de théorie institutionnelle », et donc à un certain conventionnalisme, ou si elle peut porter une ontologie de l’art comprise comme « signification incarnée10 » ; deux positions qui ne sont, par ailleurs, pas nécessairement exclusives l’une de l’autre11. Danto lui-même finit par admettre la coexistence de deux mondes de l’art dans son discours, le monde social et le monde des œuvres, qui ne se confondent jamais mais dont l’articulation reste toutefois nébuleuse. Cette dispute met ainsi en lumière la duplicité radicale de la notion, toujours tiraillée entre sociologie et ontologie.

Dans le champ philosophique, la théorie institutionnelle reste ainsi toujours suspecte et est, depuis les années 1970, la cible régulière de critiques internes qui lui reprochent son caractère vague, anhistorique et circulaire. Richard Wollheim12 va jusqu’à considérer la notion comme superficielle, floue et inutile, dans la mesure où elle ne permet pas de déterminer si la reconnaissance de l’œuvre se rapporte à une définition de l’art, et donc à des raisons permettant de la justifier, ou si elle dépend de jugements subjectifs, et de l’autorité de celles et ceux qui les énoncent. La précision apportée par Dickie en 1997 – l’œuvre comme « candidate à l’appréciation » devenant « un artefact créé pour être présenté à un public du monde de l’art » – n’y fera rien ou presque, dans la mesure où elle ne permet pas davantage d’établir qui peut ou non faire partie de ce monde de l’art, à quel titre et selon quelles conditions. Le monde de l’art reste philosophiquement perçu comme un ensemble de croyances et de pratiques associées, un monde autofondé et autolégitimé, soupçonné d’être dépourvu de toute critériologie esthétique à même d’établir en toute indépendance les modalités de reconnaissance, de validation et d’évaluation des œuvres, lesquelles reposent in fine sur le pouvoir de certains de ses membres de promouvoir des formes plutôt que d’autres.

L’inscription définitive du monde de l’art dans les sciences sociales, signalée par le passage au pluriel13 opéré par Howard Becker dans Art Worlds14 en 1982, présente l’avantage d’en finir avec cette hésitation. Le sociologue en fixe une définition comme un « réseau de coopération » entre acteurs ou actrices institutionnel·les et économiques, et décrit, dans une logique interactionniste, ses mécanismes, faisant de l’œuvre le produit d’une action collective ; au risque de proposer une définition circulaire de celle-ci et d’évacuer la question de son fondement ontologique15. En délaissant le débat esthétique sur le statut de l’art, qui reste pour les sciences sociales un concept aussi indéterminé que toujours provisoirement fixé, à la faveur du contexte d’anomie esthétique propre au contemporain où finalement tout objet peut prétendre au statut d’œuvre d’art et de certaines circonstances institutionnelles qu’il convient précisément d’éclaircir, Becker ouvre la voie à l’examen empirique des choix individuels et collectifs, des interactions sociales, des modes de production et de circulation des idées ou des objets qui ensemble composent effectivement des « mondes ». Il donne ainsi à la métaphore mondaine un contenu, et par là même une opérativité inédite, pensée à l’aune d’une conception « démocratique » de la délibération et de la coopération : « La métaphore du monde […] contient des gens, toutes sortes de gens, qui sont en train de faire quelque chose qui leur demande de prêter attention les uns aux autres, de tenir compte consciemment de l’existence des autres et de donner forme à ce qu’ils font en conséquence16. » Le colloque « Howard Becker et les mondes de l’art » tenu à Cerisy en 2010 a ainsi démontré combien la notion de « mondes de l’art » fait encore consensus en sciences sociales du fait de son efficacité à saisir des procédures et des phénomènes concrets dans leur multiplicité. À l’inverse, toute tentative de faire retour à une théorie unifiée apparaît comme un geste d’abstraction aux effets lissants. Ainsi le concept de « paradigme de l’art contemporain » avancé par Nathalie Heinich tente-t-il lui aussi de mettre en exergue la fonction prescriptive du monde de l’art caractéristique du contemporain, mais ceci s’effectue aux dépens cette fois d’une analyse plus fine et détaillée de ses mécanismes et des forces antagonistes qui le traversent, laissant accroire que le monde de l’art serait parfaitement homogène et l’art contemporain réductible aux quelques têtes d’affiches arborées par le marché.

Si cette reprise par la sociologie a permis de donner forme à ce monde de l’art, elle a aussi contribué à en diluer – dans une description et analyse des mécanismes de production, de diffusion et de réception de l’art – les enjeux proprement ontologiques (qu’est-ce qu’une œuvre d’art vs un produit culturel ?), axiologiques (qu’est-ce qui fonde la valeur artistique d’une œuvre ?), et plus largement théoriques (en quoi l’art demeure-t-il aujourd’hui une activité spécifique qui ne se confond pas avec le champ de la production matérielle ?), ne permettant pas de déterminer de façon pérenne des critères de validation ni de justifier d’échelles de valeurs esthétiques qui lui seraient spécifiques. Considéré et observé comme un monde professionnel parmi d’autres, le monde de l’art tend à se soustraire à ce qui le caractérisait en propre, à savoir la manière dont l’art tente de s’accommoder de son héritage moderne qui le définissait comme distinct de la culture et plus encore de l’industrie qui la promeut, comme à son devenir déjà largement accompli de « contemporain » et à dévoiler ce qu’il tend à être devenu : un monde professionnel intégré dont on peine à voir en quoi les productions, valeurs et modes organisationnels se distinguent de ceux qui prévalent dans le reste du champ économique.

À rebours d’une telle réduction, le présent ouvrage vise précisément à dépasser, tout en lui faisant place, le cadre du constat empirique par lequel sont mises au jour les structures socioprofessionnelles de la sphère artistique pour examiner ce qu’il reste de sa dimension esthétique originelle.

Mondes de l’art et capitalisme culturel

Ressaisie cette fois sur un plan historique, la prévalence de la catégorie de monde de l’art dans l’analyse de l’art accompagne un autre phénomène concomitant, à la fois esthétique (le postmodernisme) et économique (le postindustriel) : celui du capitalisme tardif, expression avancée par l’École de Francfort et analysée par Fredric Jameson dans les termes de « logique culturelle ». Elle désigne un nouveau stade du capitalisme déterminé par sa coïncidence historique avec, d’une part, les développements de la société néolibérale dans les années 1980, de l’autre, ceux de la pensée postmoderne, âge où la culture est devenue un produit à part entière, qui plus est mondial. La grille d’analyse sociologique se fait ainsi l’écho d’évolutions bien réelles au sein des mondes de l’art, moins imputables aux pratiques artistiques en tant que telles qu’aux effets que produit sur eux le développement du capitalisme dans son stade tardif. La professionnalisation accrue de l’ensemble des acteurs et actrices des mondes de l’art, qui destitue sa définition canonique d’« art libéral » ; l’institutionnalisation des lieux d’arts soutenant des politiques culturelles ; l’enchâssement desdites politiques dans des enjeux de diplomatie publique et culturelle – type soft power ou nation branding – ; la constitution des institutions muséales et du marché en premières instances de validation, de légitimation et de production de l’art qui renforce la dépendance de ces dernières à l’égard de leurs relations économiques ; la mondialisation, phénomène autant économique que culturel, qui construit un espace homogène de valorisation, d’unification des normes de compétitivité et de rentabilité à l’échelle planétaire : tous ces éléments constituent autant de facteurs qui ont concouru à tisser un réseau de relations et d’interdépendances réciproques, au point que les activités ne peuvent plus être spécifiées.

Les mondes de l’art, réputés autonomes, doivent ainsi désormais négocier avec la confusion de plus en plus manifeste des valeurs artistiques, économiques et marchandes, institutionnelles et culturelles, élargissant à l’art le constat posé dès 1947 par Adorno et Horkheimer à propos de ce qu’ils identifièrent sous le terme d’« industrie culturelle ». Sa reprise dans l’analyse critique du postmodernisme menée par Jameson cinquante ans plus tard montre que l’industrialisation des biens culturels et symboliques s’est depuis normalisée et a même acquis une fonction centrale à l’âge du « capitalisme tardif », rendant caduques les partitions entre art et culture, et dans leur sillage celles, symboliques, entre art et loisirs ou art et divertissement. Dans Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif17, et de manière tout à fait significative, Jameson ne mentionne le « monde de l’art » qu’à une seule reprise, adossé au diagnostic d’un nouveau « sens historique » de l’art et de la pensée en général dans lequel le marché acquiert le sens d’une totalité refuge. La fin du paradigme moderniste, qui jusque-là offrait une cohérence dialectique aux développements stylistiques et formels de l’art, et la dérégulation « néohistorique » des temporalités dans lesquelles se constituaient les groupes et les identités artistiques, expliquent pourquoi le devenir-monde de l’art s’est fondu dans le mouvement globalisant du marché, considéré comme une réalité économique et ontologique aussi profonde qu’enveloppante. En proposant une cartographie unifiée du capitalisme tardif comme rapport social et historique mondialisé, Jameson dépasse ainsi l’image d’une production capitaliste fragmentée, dispersée, pour l’inscrire dans le processus unitaire de la « logique culturelle » postmoderne. Le postmodernisme, envisagé à la fois comme mode de production et comme phénomène culturel, correspond ainsi à la fusion, sinon à la confusion, des discours et des activités de l’art dans un tout qui ne permet plus de penser la culture comme un monde « à part » de la production économique, comme le soutenaient les premières générations de la théorie critique.

Le concept de capitalisme tardif s’est trouvé depuis complété et enrichi par tout un ensemble de catégories qui ont cherché à préciser les jeux d’influence entre le marché et l’art ou l’articulation entre la macrostructure économique et l’infrastructure culturelle. Si, chez Jameson, le capitalisme tardif et son expression culturelle, le postmodernisme, correspondent déjà à une esthétisation du monde marchand, les notions de « capitalisme artiste » de Gilles Lipovetsky (l’incorporation de la création et de l’imaginaire dans les secteurs de la consommation marchande), de « capitalisme esthétique » d’Olivier Assouly (le goût comme objet d’une exploitation industrielle) ou l’« économie esthétique » de Gernot Böhme (la production de marchandises mise au service de la mise en scène des individus) ont ainsi montré comment le paradigme artistique diffuse désormais à l’intérieur du modèle postindustriel. C’est l’ensemble de ces logiques de pénétrations réciproques du capitalisme dans l’art (la réification et la marchandisation de l’œuvre de l’art) et de l’art dans le capitalisme (la captation du champ lexical de la « créativité » par l’entreprise ou l’industrie) que nous désignons au travers de l’expression plus protéiforme de « capitalisme culturel », élevant au rang du capitalisme lui-même l’oxymore « industrie culturelle », lequel signalait déjà un moment critique pour le devenir de l’art. Ces phénomènes seront appréhendés dans cet ouvrage depuis leurs effets et répercussions sur l’écosystème de l’art, et non depuis une analyse critique des discours sur le « capitalisme culturel ». Ce dernier délimite ici en effet le cadre historique, heuristique et herméneutique depuis lequel s’interrogent actuellement les mondes de l’art.

Cette indétermination affecte de plein fouet l’organisation des mondes de l’art, aux prises avec la logique d’entreprise, donnant raison à la mise en garde d’Adorno contre le modèle industriel de division du travail appliqué à la culture et l’assimilation de ses méthodes d’organisation. Les nombreux transferts et emprunts terminologiques opérés entre monde de l’art et industrie (« créativité », « innovation », « flexibilité », « développement de projet »…), les « pépinières d’artistes », « start-up », « fab lab », « open lab » ou autres « incubateurs de talents », ou encore les ateliers d’artistes-entrepreneurs tels que Jeff Koons ou Damien Hirst, sont révélateurs d’initiatives qui, au-delà de la seule marchandisation des produits culturels, ne se contentent pas seulement d’appliquer à la profession les techniques de management néolibéral mais trouvent dans l’art un « continent modèle » pour l’innovation et la flexibilité, comme l’a montré il y a déjà vingt ans Pierre-Michel Menger18. Façonnant un nouvel imaginaire de la création artistique et redéfinissant les formes de la production artistique et de son économie, ces initiatives questionnent autrement la question de l’autodéfinition du monde de l’art. Le problème se pose avec d’autant plus d’insistance, mais aussi d’ambiguïté, que cet état de fait négocie en permanence avec la revendication des artistes, qui se fait de plus en plus entendre aujourd’hui, de sécuriser juridiquement leur statut, d’être considéré·es comme des intermittent·es, des ouvriers et ouvrières, des employé·es ou des chef·fes d’entreprise, c’est-à-dire des « travailleurs et travailleuses de l’art » (art workers) comme les autres.

Il n’est pas anodin à cet égard que les débats, essentiellement d’ordre esthétique, qui ont animé l’art contemporain dans la séquence 1990-2010, cèdent aujourd’hui la place à des formes d’interpellation plus proprement politiques et culturelles à l’égard des institutions, dénonçant notamment le manque, sinon l’absence, de diversité des acteurs et actrices et professionnel·les qui y travaillent, des artistes promu·es ou encore des publics convoqués. Parmi d’autres, on retiendra le mouvement Occupy Museums en 2011, les collectifs Décoloniser les arts fondés en 2015 ou Art en Grève en 2019. Ces remises en cause de l’écosystème des mondes de l’art ont en commun d’être portées par celles et ceux-là mêmes qui en sont exclu·es, et qui engagent, depuis cette position, une controverse visant autant à dénoncer des dysfonctionnements internes et des pratiques discriminatoires d’un monde professionnel, qu’à dévoiler les fondements idéologiques que ceux-ci sous-tendent, à savoir la manière dont les mondes de l’art se rapportent à leur dehors, à ce qu’ils considèrent comme leur autre et qu’ils expulsent hors de leur sphère d’influence.

Ces critiques « situées », outre qu’elles mettent au jour les récits et pratiques discursives qui fondent les mondes de l’art et au travers desquels ils justifient des engagements pourtant souvent contraires à leurs propres pratiques, permettant d’engager une réflexion sur la position hégémonique qu’ils occupent aujourd’hui, signalent aussi l’affaiblissement d’un certain discours critique porté historiquement par les artistes à l’intérieur des institutions.

Les mondes de l’art, des mondes encore oppositionnels ?

La fin du xxe siècle est en effet encore marquée par la croyance chez les artistes en la possibilité d’une critique de l’institution dans l’institution. Dans les années 1960-1970, des artistes comme Daniel Buren, Marcel Broodthaers, Michael Asher ou encore Hans Haacke, construisent une œuvre critique fondée sur l’analyse du conditionnement, à la fois esthétique, économique ou encore idéologique, des institutions, dévoilant les mécanismes et contraintes qui pèsent sur leur propre pratique. Empruntant cette voie tout en la critiquant, l’artiste Andréa Fraser, à partir des années 1980, met en évidence la difficulté d’un tel positionnement, menacé par le double écueil de la marginalisation ou de la soumission à l’autorité muséale, le second étant le plus patent pour ce qui est des artistes de la génération précédente. Sans doute, explique-t-elle, ont-ils fantasmé l’existence d’un dehors à l’institution, un lieu depuis lequel développer une position critique sur et dans l’institution sans qu’elle n’émane d’elle. Mais, constate-t-elle, dans un article de 2005, assez décisif, pour ne pas dire définitif, sur cette question, s’il existe un dehors, celui-ci n’est pas fixe et tangible, et s’il n’y a au final aucun extérieur pour l’artiste, c’est parce que l’institution est en nous et que « nous sommes l’institution19 ». Le théoricien Brian Holmes constate en 2007 :

C’est ainsi qu’une tentative de remanier l’institution artistique depuis l’intérieur prend fin, avec des conséquences qui se répercutent sur l’ensemble du domaine (suffisance, immobilisme, perte d’autonomie, instrumentalisation) […]. Toute relance d’une pensée critique à partir de l’art, mais aussi tout effort de réinventer le rapport entre artistes et institutions, doit prendre en compte cet échec, en essayant de déplacer les termes du problème20.

Déplacer les termes du problème, c’est précisément ce que s’est attelé à faire le Nouvel Institutionnalisme21 dès le début des années 2000 en prenant le relai de la critique institutionnelle depuis le champ institutionnel même. Ses acteurs et actrices ont engagé une refonte concrète des pratiques, des formats et des imaginaires muséaux étayée par la mise en œuvre de programmations alternatives et l’adresse à de nouveaux publics. Sous leur impulsion, l’institution d’art devient un laboratoire démocratique, un lieu d’échange intellectuel et d’expérimentation collective (un « centre communautaire » selon Charles Esche) où se réfléchissent les formes d’engagement et de production de bien commun qui font de la culture un vecteur de transformation sociale. Reproduisant à son endroit le tournant postréflexif de la muséologie qui, dès la fin des années 1980, examine la façon dont les institutions servent de caisse de résonance à des récits dominants et évaluent la participation à leur légitimation, le Nouvel Institutionnalisme s’attache à déconstruire ces hégémonies (occidentalo-centrées, hétéro-patriarcales, nationalistes, voire néocoloniales) depuis leur lieu de représentation. À cela s’ajoute aujourd’hui la volonté de répondre à l’urgence écologique en se plaçant à l’avant-garde des expérimentations publiques en termes de soutenabilité énergétique et de sensibilisation à l’écoresponsabilité, assumant plus que jamais le rôle de fer de lance dans la mise en œuvre de politiques progressistes, à visée émancipatrices.

Reste néanmoins que le Nouvel Institutionnalisme peine à réaliser ses ambitions et qu’il doit faire face à de nombreuses résistances, tant internes qu’externes, tant matérielles qu’idéologiques. Ces deux dernières décennies ont certes vu se transformer en profondeur l’image du musée d’art contemporain, désormais considéré comme un espace critique de projet et de projection, mais elles ont aussi démontré combien les mondes de l’art catalysaient ou reproduisaient des organisations et des rapports de force difficiles à dépasser. Les lents progrès en matière de parité au sein des postes à responsabilité ou des collections, l’inclusion limitée de nouveaux publics (notamment issus des quartiers populaires et de la ruralité), le constat généralisé d’un profond mal-être au travail, perceptible dans le nombre grandissant de burn-out et de démissions, comme l’instrumentalisation des pratiques écologiques et des représentations minoritaires à des fins de déresponsabilisation (greenwashing, blackwashing, pinkwasing, etc.) dessinent ensemble les limites du projet de révolution institutionnelle. Le présent ouvrage porte ainsi les voix d’acteurs et actrices des mondes de l’art qui dressent un bilan de ces initiatives, entre constat d’échec et appel à les poursuivre.

Il est en revanche à mettre au crédit du Nouvel Institutionnalisme d’avoir imposé l’idée que critiquer l’institution de l’intérieur permettait, en miroir, de réfléchir la société ou l’appareil d’État et d’affirmer le rôle de l’institution dans l’accueil et la diffusion de la parole militante et des luttes sociales. C’est sans nul doute ce que font les nouveaux mouvements de contestations au sein des mondes de l’art, avalisant le constat fait par Fraser selon lequel toute critique du monde qui s’en tiendrait au discours (le sien comme celui porté sur elle) et qui ne questionnerait pas les logiques de pouvoir et de domination qui s’exercent de façon sous-jacente, manquerait sa cible22. Ainsi mises en perspective, ces critiques et revendications semblent relever bien plus que de la seule critique sociale ou lutte syndicale : en pointant les contradictions entre les discours et les pratiques, elles montrent que les mondes de l’art sont bien dans le monde réel, qu’ils en reproduisent et perpétuent les injustices et les inégalités, qu’ils appliquent les mêmes politiques néolibérales… elles déconstruisent au final la fiction commode sur laquelle celui-ci se construit pour tenter de justifier une position d’exception.

Au sein d’un tel développement, les mondes de l’art se voient ainsi l’instance qui fournit et assimile le lexique, les valeurs et les produits du capitalisme culturel, tout en cherchant, paradoxalement, à occuper une extériorité critique. La question consiste alors à prendre la mesure de leur force d’antagonisme potentielle à l’égard des sphères sociales, économiques et technologiques. Si l’on admet que l’art contemporain soit devenu un produit de consommation comme un autre, au point que l’on ne puisse plus l’identifier à un système de valeurs propre, comment peut-il encore faire valoir un statut oppositionnel et maintenir par là même les conditions de son autonomie ? Le faire-monde de l’art a-t-il encore seulement un sens dès lors que les processus de mondialisation donnent à la culture une forme globalisée ? L’art peut-il enfin se constituer en sous-mondes autonomes, non intégrés, alors même que le capitalisme cherche à s’imposer comme seule réalité23 et à neutraliser toute forme d’extériorité24 ?

Méthodologie du projet

Ce ressaisissement du monde de l’art dans sa double dimension25 suppose, en premier lieu, d’engager différents plans d’analyse sur les mondes de l’art compris comme entités matérielles, en vue de rendre compte des différents champs de forces qui s’y exercent : sociologiques afin de décrire leur réalité phénoménale aujourd’hui ; économico-politiques en vue de rendre compte de l’enchâssement des mondes de l’art dans les logiques du capitalisme culturel et du néolibéralisme ; et, plus largement, idéologiques et culturels, afin de porter un regard sur les logiques d’inclusion et d’exclusion qui les traversent. Plus concrètement, sur un plan méthodologique, il implique d’étendre cette production de points de vues des mondes de l’art à leurs acteurs et actrices (artistes, commissaires, responsables d’institutions) et de produire des « savoirs situés » – au sens large que la théorie critique donne à ce terme – qui renvoient à l’ensemble des productions de connaissance historiquement et socialement située, que celles-ci émanent des universitaires qui problématisent leur position d’énonciation (le savoir situé rejoint alors l’idée de théorie critique opposée à l’idée de théorie traditionnelle) ou des acteurs et actrices qui l’élaborent depuis leur propre pratique et expérience (les savoirs situés rejoignant alors la critique sociale). L’ambition étant, dans cette multiplication des visions localisées et partielles, de produire un faisceau de regards croisés susceptibles de contrer les effets de totalisation et d’homogénéisation propres à l’idéologie libérale et dont se font échos certaines analyses issues de la sociologie.

À l’encontre de tout plan d’analyse qui s’en tiendrait à la seule description d’un état des choses, ce positionnement théorique confère de fait une dimension praxique aux analyses des mondes de l’art, en considérant de façon concomitante des manières d’agir sur eux. Qu’est-ce qui fait « monde » au sein de l’art – ou pourrait encore être souhaitable en la matière ? Quelles sont les valeurs les plus susceptibles d’en dessiner de nouveaux contours ? Quelles sont les marges de manœuvre et quel peut être le poids des initiatives collectives face aux dynamiques économiques ? Est-il encore possible de maintenir un espace pour l’art à l’abri de ces mêmes logiques ? Ancré dans la réalité politique et sociale de son sujet, développé en dialogue direct avec des acteurs et actrices des mondes de l’art, cet ouvrage entend ainsi faire émerger des propositions théoriques et pratiques à même d’insuffler de nouvelles manières de faire de l’art et de faire monde et ainsi de dégager, de manière transversale, des implications d’ordre éthique, touchant notamment aux luttes décoloniales, écologiques et féministes et nous enjoignant à revoir nos manières de penser comme de faire, en faveur d’un art et d’une culture plus inclusifs.

C’est à cet endroit que le « faire monde » (ou non) de l’art rencontre la question de l’autonomie, dont on peut légitimement interroger la pertinence aujourd’hui. Catégorie enchâssée dans une conception moderne de l’art qui procède d’une analyse de la société moderne fondée sur une différence fonctionnelle de ces sphères, elle suppose que l’œuvre d’art, comprise comme entité autosuffisante, puisse obéir à sa logique immanente. En cela, fait remarquer Marina Vishmidt, les visions de l’autonomie demeurent pré-capitalistiques26.

En proposant, dans un même mouvement, d’ouvrir le champ d’étude autour des mondes de l’art à une approche pluridisciplinaire, et de réunir approche théorique et pratique, le présent ouvrage déplace toutefois le terrain de réflexion sur l’autonomie, pensée comme simple autonomie esthétique dans la philosophie moderne27, sur un plan plus large qui englobe les pratiques, valeurs, habitus de l’ensemble de ses acteurs et actrices. L’autonomie s’appréhenderait ainsi moins dans cette perspective comme sphère aux contours définis (fantasmée comme monde de l’art) ou comme règne d’un sujet souverain (le sujet artiste) que comme « pratique esthétique » (aesthetic practice), pour reprendre une terminologie proposée par Sven Lütticken28, qui étend le périmètre de l’action critique de l’art à son infrastructure en dessinant les contours d’une économie véritablement esthétique29, mise en œuvre par l’ensemble de ses acteurs et actrices, artistes, commissaires ou encore responsables d’institutions muséales.

Ce désir d’une transformation des mondes de l’art qui anime l’ensemble de l’ouvrage reste néanmoins indissociable d’un geste théorique qui exige, en second lieu, sur un plan plus proprement conceptuel, de resituer la notion de monde de l’art au sein du contemporain, de son histoire comme de sa géographie, de son devenir et des discours qui le nourrissent, à même, à la fois, de combler le déficit théorique – à l’origine en partie de sa réduction sociologique – et d’apporter un éclairage au-delà de celui proposé jusqu’ici par la philosophie occidentale.

En cela, l’ouvrage esquisse les formes que pourraient prendre des épistémologies du contemporain : une épistémologie du positionnement telle que présentée ci-dessus, qui s’ouvre à la parole des acteurs et actrices des mondes de l’art, mais aussi, plus largement, une épistémologie à même d’inclure les Suds. L’universalité supposée du contemporain, à cette aune, se révèle plutôt hasardeuse. Sur un plan spatio-temporel, le contemporain apparaît comme une catégorie historique qui ne s’assume pas comme telle et dont la définition comme ère posthistorique vise moins à embrasser la diversité d’un art qui ne connaît pas de direction qu’à exclure une part de sa production ne s’inscrivant pas dans son héritage occidental. Peter Osborne fait remarquer à cet égard que, si le terrain géographique de cette périodisation est formellement mondial, celle-ci renvoie cependant à un monde de l’art vu et sélectionné du point de vue des États-Unis – la définition d’après-guerre du contemporain excluant jusqu’à encore très récemment les États socialistes de l’Europe de l’Est du temps historique ; ce en quoi le temps du contemporain coïncide avec le temps du capitalisme lui-même. En termes artistiques, ce discours américano-centré a eu pour effet de produire une version dominante de cette périodisation privilégiant l’héritage de l’abstraction au détriment d’autres héritages et formes ; ce en quoi le concept de contemporain est à bien des égards une fiction qui ne réalise pas sa promesse de désigner un espace-temps partagé.

Nous retrouvons de nouveau ici la question du « faire monde » de l’art, cette fois en relation avec l’idée même de contemporain et de sa supposée totalité. Cette catégorie, dont le propre est d’accueillir les arts dans toutes leurs formes et hybridations, ne nous empêche-t-elle pas, au sein de cette hétérogénéité des pratiques qui la définit en propre, de repérer des régimes spécifiques qui amorceraient une rupture avec le contemporain ou des « contemporanéités alternatives », de la même manière que les historien·nes de l’art ont pu parler de modernités alternatives ? Pour le dire autrement, le contemporain, parce qu’il définit le régime universel et anhistorique de l’art, ne permettrait pas d’identifier d’autres régimes, d’autres manières précisément de faire monde, puisque son propre est de les embrasser tous. Abandonner la catégorie du contemporain serait se donner les moyens, à la fois perceptuels et conceptuels, de regarder ce que font et ce que sont les pratiques artistiques aujourd’hui.

Le présent ouvrage se propose donc d’interroger le statut épistémologique ainsi que l’actualité et la pertinence des concepts de « monde(s) de l’art » et, dans leur sillage, de ceux d’« autonomie » et de « contemporain » en tant que marqueurs définitoires d’un régime de l’art défini il y a déjà soixante ans et frappé du sceau de l’éternité du présent. Dans quelle mesure les mondes de l’art font-il encore aujourd’hui « monde(s) », au sens de communautés esthétiques engageant sensibilité et valeurs ?

Issu d’un programme de recherche international pluriannuel30 qui s’est tenu entre octobre 2021 et juin 2023, ce livre, structuré autour de cinq pôles à la fois thématiques et conceptuels (le capitalisme culturel ; les logiques institutionnelles ; l’autonomie ; les épistémologies contemporaines ; l’écologie), rassemble des contributions issues des différents événements scientifiques organisés sur cette période, ainsi que des textes d’auteurs et d’autrices spécialement sollicité·es. Conformément à son ambition pluridisciplinaire, il donne la parole à des universitaires issu·es des sciences sociales, de la philosophie, de l’histoire de l’art, des études culturelles, mais aussi à des artistes, des militant·es et des responsables d’institutions. Centré autour des arts visuels, l’ouvrage fait toutefois quelques sauts du côté de la littérature, de la danse ou du théâtre, amorçant ainsi des analyses comparatives. Il inclut par ailleurs des traductions de théoricien·nes de référence sur ces questions dont les textes n’étaient pas jusqu’ici disponibles en français.

  1. 1. Hal Foster, « Vers l’indistinction », dans Design & Crime [2002], trad. française Gauthier Herrmann, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008. Ce chapitre propose une lecture critique de l’ouvrage du journaliste du New Yorker John Seabrook, paru en 2000, intitulé Nobrow. The Culture of Marketing, the Marketing of Culture. C’est ce terme de Nobrow qui est traduit dans le livre de Foster par « indistinction ».
  2. 2. Jean-Pierre Cometti, La Nouvelle Aura. Économies de l’art et de la culture, Paris, Questions théoriques, 2016.
  3. 3. Concept formé par Adorno et Horkheimer dès 1944 et repris en 1947 dans Dialektik der Aufklärung, première version de la Dialectique de la raison.
  4. 4. Arthur Danto, « The Artworld », The Journal of Philosophy, no 61/19, American Philosophical Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15 octobre 1964, p. 571-584.
  5. 5. Arthur Danto, « Le monde de l’art », dans Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et Esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 193.
  6. 6. Arthur Danto, La Transfiguration du banal [1981], trad. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, p. 25-26 : « J’eus la satisfaction morbide de constater que mon texte n’était pas compris du tout. Il aurait donc continué à moisir dans quelque vieux numéro du sépulcral Journal of Philosophy, s’il n’avait été découvert par deux philosophes entreprenants, Richard Sclafani et George Dickie : grâce à eux, il eut une certaine renommée. Je leur en sais gré, comme je sais gré à ceux qui se sont servis de cet article pour ériger ce qu’on appelle “la théorie institutionnelle de l’art”, même si la théorie en question est étrangère à tout ce que je crois. »
  7. 7. Cf. George Dickie, « Defining Art », American Philosophical Quarterly, no 6/3, 1969, p. 253-256, et Art and the Aesthetic, An Institutional Analysis, Ithaca, Cornell University Press, 1974.
  8. 8. Les termes, de Danto (La Transfiguration du banal, op. cit.), sont notamment repris par Laure Bordonaba (« Danto vs Dickie, une “bataille œdipienne” », Cahiers philosophiques, no 144/1, 2016, p. 117-122).
  9. 9. Voir Georges Dickie, « A Tale of two Artworlds », dans Mark Rollins (dir.), Danto and his Critics, Cambridge, Blackwell Publishers, 1993, p. 73-78.
  10. 10. Arthur Danto, Ce qu’est l’art, trad. Séverine Weiss, Paris, Questions théoriques, 2015, p. 53 : « Une signification incarnée est ce qui transforme un objet en œuvre d’art. »
  11. 11. Voir par exemple François Schuerewegen, « Le début et la fin de l’art, sur A. Danto », Poétique, no 147, 2006, p. 367-379 ; Jean-Pierre Cometti, « Comment reconnaître un agent double ? Arthur Danto et la (dé) définition de l’art », Cahiers philosophiques, op. cit., p. 9-26.
  12. 12. Richard Wollheim, Painting as Art, Princeton, Princeton University Press, 1987.
  13. 13. Nous employons l’expression « monde de l’art » au singulier quand il s’agit d’embrasser sa dimension proprement conceptuelle issue de Danto, et au pluriel quand il s’agit de désigner sa réalité phénoménale, l’univers organisationnel propre à une activité.
  14. 14. Howard S. Becker, Art Worlds, LA-Berkeley, University of California Press, 1982.
  15. 15. Soit l’idée que l’œuvre se définit comme l’action conjointe et concertée des acteurs et actrices du monde de l’art quand, en retour, les acteurs ou actrices du monde de l’art se voient défini·es comme celles et ceux qui participent à la production des œuvres au sein du monde de l’art. Cette circularité est selon Rainer Rochlitz (qui la dénonce) le propre des théories institutionnelles et analytiques de l’œuvre d’art qui s’enferment dans des schémas de description des mécanismes d’effectuation et de production de l’œuvre qui tendent inévitablement à évacuer les problématiques d’ordre axiologique ; la question étant au fond de savoir et de comprendre pourquoi telle forme est esthétiquement valorisée et institutionnellement soutenue. Sans une critériologie spécifique, on ne peut comprendre ce qui distingue fondamentalement l’œuvre d’art contemporain de toutes les autres formes artistiques ou culturelles « actuelles », que celles-ci émanent des industries culturelles et créatives, des arts populaires ou mêmes de certaines œuvres d’art prisées par le marché mais sans reconnaissance ni existence institutionnelles, alors même que le monde de l’art a, de fait, une fonction prescriptive et constitue le marqueur supposé opérer cette ligne de partage.
  16. 16. Howard S. Becker, Alain Pessin, « Dialogue sur les notions de Monde et de Champ », Sociologie de l’Art, no 8/1, 2006, p. 163-180.
  17. 17. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif [1991], trad. fr. Florence Nevoltry, Paris, Beaux-arts de Paris, 2007. D’abord paru dans un article éponyme dans la New Left Review en 1984.
  18. 18. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, « La République des idées », 2002.
  19. 19. « There is, of course, an “outside” of the institution, but it has no fixed, substantive characteristics. It is only what, at any given moment, does not exist as an object of artistic discourses and practices. But just as art cannot exist outside the field of art, we cannot exist outside the field of art, at least not as artists, critics, curators, etc. And what we do outside the field, to the extent that it remains outside, can have no effect within it. So if there is no outside for us, it is not because the institution is perfectly closed, or exists as an apparatus in a “totally administered society,” or has grown all-encompassing in size and scope. It is because the institution is inside of us, and we can’t get outside ourselves. » (Andrea Fraser, « From the Critique of Institutions to an Institution of Critique », Artforum, septembre 2005, [https://www.artforum.com/features/from-the-critique-of-institutions-to-an-institution-of-critique-172201].)
  20. 20. Brian Holmes, « L’extra-disciplinaire. Pour une nouvelle critique institutionnelle », Multitudes, no 28/1, 2007, p. 11-17.
  21. 21. Introduit par Jonas Ekeberg en 2003 dans un ouvrage collectif du même nom, le terme se répand ensuite dans les discours critiques, pédagogiques et analytiques au sein du monde de l’art. Cf. Jonas Ekeberg (dir.), New Institutionalism Verksted #1, Office for Contemporary Art Norway, Oslo, 2003.
  22. 22. « To give the most obvious example, the enormous expansion of museum audiences, celebrated under the banner of populism, has proceeded hand in hand with the continuous rise of entrance fees, excluding more and more lower-income visitors, and the creation of new forms of elite participation with increasingly differentiated hierarchies of membership, viewings, and galas, the exclusivity of which is broadly advertised in fashion magazines and society pages. » (Andrea Fraser, « From the Critique of Institutions to an Institution of Critique », op. cit.)
  23. 23. C’est ce qu’entend Mark Fisher par « réalisme capitaliste », à savoir l’idéologie selon laquelle le capitalisme est le seul système politique et économique viable. Cf. Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il pas d’alternative ? [2009], trad. fr. Julien Guazzini, Genève/Paris, Entremonde, 2018.
  24. 24. Ève Chiapello et Luc Boltanski, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), ont parfaitement montré comment la critique artiste des années 1960, au même titre que les utopies communautaires, avaient été absorbées et neutralisées dans le capitalisme tardif.
  25. 25. Cette double dimension est ontologique (en tant qu’elle participe de la définition et spécification de la sphère artistique par rapport aux autres activités et biens culturels à l’âge contemporain) et matérielle (en tant que système organisationnel structurant la production artistique).
  26. 26. Cf. Marina Vishmidt, « What Do We Mean by “Autonomy” and “Reproduction” », dans Kerstin Stakemeier et Marina Vishmidt (dir.), Reproducing Autonomy. Work, Money, Crisis & Contemporary Art, Londres/Berlin, Mute, 2016, p. 33-53.
  27. 27. Adorno n’accorde ainsi l’autonomie aux œuvres d’art que sur le seul plan esthétique, elle est aussi comme objet phénoménal « fait social ».
  28. 28. Sven Lütticken, « Autonomy as Aesthetic Practice », Theory, Culture & Society, no 31/7-8, 2014, p. 81-95.
  29. 29. « The outlines of a genuinely æsthetic economy » (ibid.).
  30. 30. Ce programme de recherche s’est développé à l’occasion de trois séminaires de recherche, un workshop et un colloque international. Ces événements ont associé des partenaires académiques (l’université de Kingston à Londres, l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence) comme institutionnels (Le Centre national de la danse, la maison des arts de Malakoff). Ils ont accueilli des chercheur·ses confirmé·es, français·es et venu·es de l’étranger, issu·es de différentes disciplines mais aussi des professionnel·les des mondes de l’art dont on retrouve le témoignage dans les entretiens qui ponctuent cet ouvrage. Ils ont aussi donné une large place aux jeunes chercheur·ses et doctorant·es, notamment à l’occasion du workshop organisé dans le cadre de l’exposition couper les fluides. Une journée d’étude intitulée « Le monde de l’art à l’épreuve du postcapitalisme numérique : biens communs, hackers et digital labor » n’a pu se tenir en raison du mouvement de grève contre la réforme des retraites, certains des invité·es ont tenu néanmoins à participer à cet ouvrage sous forme de texte ou d’entretien.

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 384
Langue : français
À paraître le : 10/04/2025
EAN : 9782379245084
Première édition
CLIL : 3668 Histoire de l’art, études
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379245084

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