Médiévales 70, printemps 2016, p. 5-12
Patrice Cressier, Sophie Gilotte et Marie-Odile Rousset
Lieux d’hygiène et lieux d’aisance
au Moyen Âge en terre d’Islam
Ce dossier est issu dans un premier temps d’une journée d’étude consacrée aux Lieux d’hygiène et lieux d’aisance au Moyen Âge en terre d’Islam, organisée à Lyon le 18 mars 2014 par le Centre Interuniversitaire d’Histoire et d’Archéologie Médiévales (CIHAM)1 et le Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO)2. Pour compléter le bilan alors établi, nous avons fait appel à trois autres chercheurs dont les contributions sont venues renforcer le volet proche-oriental de cet apport.
Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’historiens et d’archéologues ayant eu l’occasion, au cours de leurs propres recherches, de s’interroger sur une question largement ignorée de l’historiographie habituelle : celle des latrines, lieux d’aisance et autres commodités. L’exposé des résultats de réflexions et de travaux de terrain menés dans des perspectives disciplinaires très différentes les unes des autres met en évidence l’intérêt historique de cet objet d’étude particulier et permet d’aborder également des aspects aussi méconnus que révélateurs de la société islamique médiévale.
Dans l’immédiat, le recours à des exemples contemporains fera, paradoxalement, mieux saisir l’importance sociale des latrines dans la vie privée et collective. En effet, aujourd’hui comme hier, on perçoit bien que, lorsque les institutions d’État négligent leurs obligations contractuelles dans ce domaine, c’est à la société civile de s’impliquer et de trouver des solutions aux problèmes de santé publique qui se posent alors, au respect des obligations rituelles de la population ou, tout simplement, au maintien d’un certain bien-être de celle-ci.
Ainsi, il y a quelques années, deux campagnes complémentaires de restauration ont eu lieu simultanément à Fès (Maroc) : l’une sur les grands sanctuaires de la ville, entreprise par le ministère des Habous et des Affaires Islamiques, et l’autre sur les latrines historiques qui leur étaient associées, menée par l’Agence pour le Développement et la Réhabilitation de la Médina. Ces édifices, remis en valeur après avoir été longtemps délaissés, doivent s’adapter dorénavant à une triple nécessité : leur conservation comme exemples d’architecture historique, leur rôle dans la pratique religieuse au quotidien, celui de simples toilettes publiques devenues nécessaires dans une médina arpentée par des milliers de visiteurs extérieurs à la ville et au pays.
En France et dans le monde, plusieurs ONG – parmi lesquelles TDM. Toilettes du Monde et la World Toilet Organization – travaillent avec parfois une excessive discrétion à améliorer les conditions de l’hygiène collective, particulièrement en milieu urbain, en mettant en œuvre de grands projets d’installation de latrines, en Afrique surtout, mais aussi en Asie et en Amérique du Sud. Dans ces pays en voie de développement, la croissance extrêmement rapide des villes, souvent spontanée et donc incontrôlée, se produit en effet en négligeant les besoins les plus élémentaires en hygiène et en salubrité, avec les conséquences que l’on imagine sur la santé publique. L’ONU, à travers une de ses agences, l’OMS, a d’ailleurs instauré une « Journée mondiale des toilettes », fixée au 19 novembre.
Dans la sphère du privé, on ne s’étonnera pas non plus que les nombreux sites internet de consultation religieuse (islamique) soient très fréquemment sollicités pour des conseils relatifs aux pratiques intimes et aux rites qu’il convient de respecter dans les toilettes. La hantise que manifestent les consultants est le risque d’offenser Dieu dans des lieux particulièrement exposés à la pollution et aux souillures.
Purification du corps et purification de l’esprit sont indissociables dans la plupart des cultures. Dans l’Islam, la pratique des ablutions est quotidienne et constitue l’une des réponses à cette exigence d’hygiène personnelle et collective. Les travaux sur le bain (ḥammām) se sont multipliés dans les dernières décennies et ses caractéristiques architecturales et fonctionnelles sont aujourd’hui bien connues3. Il n’en est pas de même de ces autres types d’installations, publiques ou privées elles aussi, que sont les latrines et pour lesquelles un grand nombre de questions sont encore sans réponse, faute souvent d’avoir été posées. Ce désintérêt, qui n’est pas aussi marqué chez les historiens et les archéologues du monde occidental chrétien, peut être compris dans notre champ d’étude comme une réticence face au caractère incommode (pour ne pas dire tabou) d’un sujet perçu, de plus – et sans aucun doute à tort –, comme marginal.
Il existe, pour le monde occidental, des synthèses sur les latrines à une époque concrète et dans une région définie4, ainsi que des ouvrages généraux retraçant de façon plus ou moins sérieuse l’histoire des lieux d’aisance sur la longue durée5. Nous ne disposons de rien de tel pour le Moyen Âge islamique. Les informations existent, mais sont extrêmement morcelées et dispersées.
Quoique l’usage des latrines relève de la plus grande intimité, leur étude rejoint celle de l’ensemble des règles régissant la collectivité. C’est pourquoi, en milieu urbain surtout, cette question s’inscrit dans une perspective plus vaste, celle de l’assainissement et de la gestion coordonnée du domaine public et du privé. À ce propos, les traités de ḥisba ont peut-être encore été trop peu sollicités6, et leur apport devrait être systématiquement croisé tant avec ceux d’autres sources de nature juridique (ouvrages de réglementation de la construction, recueils de jurisprudence7, livres de waqf/ḥabus, etc.) qu’avec les données fournies par l’archéologie.
Ces données, issues principalement de fouilles d’urgence et donc pratiquement limitées à la péninsule Ibérique, sont de plus en plus nombreuses, même si seules celles de quelques villes ont fait l’objet d’une analyse un tant soit peu systématique (Cordoue, Saragosse, etc.). À cet égard, la synthèse pionnière réalisée par Ieva Reklaityte ne connaît pas d’équivalent8. Elle en reprend certains points dans sa contribution.
En milieu rural, et plus encore périurbain – car le problème posé dans les villes par leur évacuation est particulièrement délicat –, une rentabilité est trouvée aux produits de vidange des latrines par leur utilisation comme engrais. Un marché local est ainsi généré, assez peu évoqué par les sources textuelles. On signalera qu’il est des cas où cette pratique peut marquer le paysage, comme dans le Mzab post-médiéval, en Algérie, où les personnes circulant dans les oasis sont en quelque sorte sollicitées par l’implantation d’édicules soigneusement construits, dont les résidus seront utilisés pour l’engraissement des parcelles voisines. Parmi d’autres, les fouilles de la Fusṭāṭ (Le Caire, Égypte) des viie-ixe siècles ou celles de la bourgade proto-urbaine de Siyāsa (xiie-xiiie siècle, Murcie) ont montré la systématisation des puits perdus, toujours creusés à l’extérieur des maisons, en bordure des rues pour en faciliter les travaux de vidange9.
Fonctions rituelles et hygiéniques se confondent dans les latrines publiques, dont le nombre des fidèles fréquentant les mosquées rend la construction indispensable. Certaines d’entre elles, fondations étatiques ou pieuses par le biais des ḥabus/waqf, font partie des monuments majeurs de l’architecture islamique10. De rares études de cas leur ont été consacrées. Pour al-Andalus et le Maghreb, on citera la miḍa’a de la grande mosquée de Cordoue (xe siècle)11, la qubba aujourd’hui seul vestige de la grande mosquée almoravide de Marrakech qui recouvrait un bassin d’ablution et était entourée des logettes des latrines elles-mêmes (xiie siècle)12, la miḍa’a de la grande mosquée almohade de Séville (fin xiie siècle) découverte il y a quelques années13, ou celle, magnifiquement conservée, de la mosquée Zaytuna à Tunis, commande du sultan hafside Abū ‘Amr ‘Uthmān (fin xve siècle)14. Le caractère somptueux des cas qui viennent d’être énumérés peut surprendre si l’on considère la nature des monuments qui en ont bénéficié. Ce serait ignorer l’importance donnée en terre d’Islam à la purification du corps. Sur cette méprise se sont sans doute fondés les tenants de certaines théories récentes faisant de la qubba de Marrakech un pavillon palatial15…
Par ailleurs, il est vrai que cette nécessité n’est pas vécue avec la même intensité selon les appartenances dogmatiques et selon les régions du Dār al-Islām. Ainsi dans le Mzab ibādite, la prière doit être précédée d’ablutions complètes, ce qui suppose aujourd’hui l’installation de douches chaudes dans les mosquées, tandis que la convocation fréquente de grandes assemblées dans les musalla-s et les mosquées de nécropoles hors la ville a imposé la multiplication des miḍa’a-s auprès ou au cœur de ces cimetières, associées à des bassins ou des citernes. Si, pour le monde islamique d’Occident, peu de progrès ont été faits pour appréhender la question des miḍa’a-s dans sa globalité, Marie-Odile Rousset présente ici le cas particulièrement significatif de la salle d’ablution et des latrines de la mosquée de Tyr, récemment fouillée, dans le cadre d’une réflexion qui s’étend plus largement au Proche-Orient.
Si les latrines collectives sont plutôt l’apanage des établissements antiques, celles-ci ont pu avoir une influence, au moins architecturale, sur le plan des latrines publiques du début de l’époque islamique, comme l’évoque Louise Blanke à propos de Jérash (Jordanie), mais un seul exemple d’installation à usage collectif nous est connu, dans les bains omeyyades de Qaṣr al-Hayr al-Sharqī (Syrie)16.
On se gardera d’oublier que, dans un lieu public comme dans un espace privé, l’accomplissement des besoins physiologiques s’accompagne d’une série de comportements codifiés (gestes, invocations) et d’interdits, parfois propres à l’une ou l’autre des grandes écoles juridiques, dont on sait qu’elles s’attachent à prendre en considération tous les aspects de la vie du croyant.
Mais toilette du corps et purification rituelle ne peuvent être complètement confondues. Dans sa contribution, Yassir Benhima propose une analyse très éclairante des notions de pur et d’impur appliquée à la question des excréments et des excrétions corporelles en général.
Sur ce point évidemment, l’archéologie est à peu près muette. L’identification même des objets liés à ces pratiques faisant problème, la question principale est de savoir si l’on a affaire à des récipients liés aux ablutions rituelles ou à la toilette et/ou aux besoins naturels, les deux fonctions n’étant pas vraiment interchangeables. Si la réponse est à peu près certaine pour les petites cuvettes rectangulaires qui se généralisent en Occident à partir de l’époque almohade, elle est beaucoup moins sûre pour les hauts vases cylindriques que l’on désigne en espagnol sous le nom de bacines et qui perdurent après la « Reconquête » chrétienne. Claire Déléry fait le point sur cette production céramique généralement porteuse d’une ornementation soignée.
On ne s’étonnera pas que, au sein de l’architecture domestique, les latrines constituent un élément de différenciation sociale entre groupes ou individus d’origine et de capacité économique diverses : par leur présence ou leur absence tout d’abord, par leur monumentalité et la qualité des décors qu’elles reçoivent ensuite, mais aussi par le mode et la fréquence de leur approvisionnement en eau. On signalera tout d’abord que, au xe siècle, toutes les maisons des immenses faubourgs de Cordoue sont dotées de toilettes, ne différant pas dans leur principe de celles de Madīnat al-Zahrā’, le siège du pouvoir, sauf peut-être dans la continuité de l’approvisionnement en eau. Dans la frange sub-saharienne marocaine et plus précisément dans le bassin de l’oued Nūn, en revanche, une étude du peuplement médiéval laisse entendre – sous réserve d’inventaire – que seules les maisons d’un établissement fondé par l’État almohade, et occupé par une population probablement exogène, auraient disposé d’un tel aménagement17.
La généralisation de l’usage des latrines est-elle propre à la culture islamique ? On peut se le demander à la lumière de trois faits ponctuels. En Palestine, des latrines n’ont été identifiées que dans une poignée de maisons franques18. À l’issue de la « Reconquête » chrétienne au xiiie siècle, la grande mosquée de Cordoue est convertie en cathédrale, mais sa miḍa’a est abandonnée et transformée plus tard en lavoir public. Les fouilleurs de la ville mérinide de Qaṣr al-Ṣaghīr, sur la côte sud du détroit de Gibraltar, laissent entendre que, parmi les conséquences de sa conquête par les Portugais au début du xvie siècle, les latrines sont abandonnées et que c’est alors le vase de nuit qui s’impose. En revanche, si les lieux d’aisance sont bien attestés dans les fortifications médiévales, aussi bien en Occident chrétien19 qu’au Proche-Orient20, c’est parce qu’ils sont indispensables aux impératifs de défense, comme le montrent Füsun Tülek et Cyril Yovitchitch.
Les palais islamiques, qu’il s’agisse des ensembles résidentiels ou des bâtiments à fonction administrative, jouissent évidemment d’aménagements privilégiés. Elena Pezzini nous livre une première synthèse sur cette question dans la Palerme islamique. La lecture des espaces à partir de la distribution des latrines contribue aussi à la compréhension du fonctionnement de la zone palatiale (qaṣr) de la ville califale omeyyade de Madīnat al-Zahrā’, et amène à y distinguer les zones à caractère privé de celles vouées aux activités administratives, comme le montre Antonio Vallejo Triano.
Les résidences omeyyades du Proche-Orient sont composées d’une juxtaposition de plusieurs appartements qui possèdent chacun ses propres latrines. Celles-ci témoignent d’aménagements variés, comme à ‘Umm al-Walid, où elles étaient conçues pour un usage assis, tandis qu’à Qaṣr al-Hayr al-Sharqī, dans le bâtiment E, elles étaient partie intégrante d’une salle de bains, accessible directement depuis la salle de réception dont elles n’étaient séparées que par un simple rideau. Dans ce même bâtiment, une même pièce associe deux usages différents, comme cuisine et comme salle d’eau/latrines21. Si les latrines quasi monumentales de Madīnat al-Zahrā’ n’ont fait l’objet de quelque attention que plusieurs décennies après avoir été mises au jour, celles des résidences omeyyades d’Orient ont fait l’objet de fouilles prêtant attention à la fois à leurs caractéristiques techniques et architecturales, mais aussi à leur contenu.
La richesse de l’information obtenue à partir des analyses pratiquées sur les résidus des latrines est connue depuis longtemps et ces méthodes ont été appliquées tôt au siècle dernier en archéologie médiévale des pays d’Europe du Nord. Elles permettent en particulier d’accéder à une connaissance objective des pratiques alimentaires des populations concernées.
Là encore l’archéologie islamique fait preuve d’un certain retard, pour le domaine occidental du moins, et les résultats que nous présentent Marie-Pierre Ruas et Jean-Pierre Van Staëvel sont donc pionniers dans ce domaine. Ils ont été obtenus dans le cadre du programme mené à bien sur le ribāṭ du fondateur du mouvement almohade dans l’Anti-Atlas marocain. Nous ne sommes pas sûrs que la vie d’un personnage aussi important de l’histoire du Maghreb n’ait jamais été abordée de façon aussi pragmatique…
Des analyses similaires sur le contenu des latrines peuvent nous renseigner également sur certaines pathologies, parasitoses surtout, de leurs usagers. Si l’un des rares chercheurs s’y consacrant, Piers Mitchell, travaille bien au Moyen-Orient, c’est sur des établissements militaires chrétiens, croisés, qu’il a centré son intérêt22.
Pour rester dans le domaine des pathologies et de la médecine, rappelons cependant que toutes les humeurs du corps humain ne finissent pas dans les latrines… Durant tout le Moyen Âge, chrétien (surtout ?) mais aussi musulman, la lecture des urines a joué un rôle essentiel dans l’établissement de diagnostics. Elle a généré ainsi une ample littérature scientifique23. C’est donc principalement à partir des sources écrites, complétées ponctuellement par l’iconographie, mais dans un souci de comparatisme entre deux mondes, que Laurence Moulinier évoque l’uroscopie.
On voit que, si le domaine de recherche qui commence ainsi à être défriché impose de recourir à des disciplines variées et complémentaires (anthropologie, histoire des textes, etc.), l’archéologie offre aujourd’hui des perspectives particulièrement fructueuses et novatrices. Cette publication se propose d’en présenter quelques exemples, choisis dans diverses régions du Dār al-Islām et portant chacun sur un aspect jugé spécifique.
Patrice Cressier – UMR 5648-CIHAM, Lyon
Sophie Gilotte – UMR 5648-CIHAM, Lyon
Marie-Odile Rousset – CNRS, Archéorient-UMR 5133, MOM