Monika Otter : « La vie des deux Offa, l’enfance de saint Edmond et la logique des “antécédents” »
Cet essai examine deux textes à la frontière de l’historiographie et du roman : les Vitae duorum Offarum de Matthieu Paris et le De Infantia sancti Eadmundi de Gaufridus de Fontibus. L’un et l’autre sont conçus comme des “antécédents” aux histoires monastiques existantes, étendant le récit de fondation de leurs maisons respectives (Saint Albans et Bury St Edmunds) encore plus loin dans le passé. Alors même qu’ils espèrent être pris sérieusement comme des textes historiques, ils ressemblent aux enfances des chansons de geste et des romans, utilisant largement leurs propriétés formelles et leurs motifs narratifs. Une telle hybridité, loin de les miner, travaille à leur avantage. En particulier, c’est la logique spécifique de l’antécédent qui permet à ces textes de fonctionner. Reposant sur des récits déjà existants et les glosant après coup, l’antécédent prétend venir chronologiquement avant le récit antérieur, l’annoncer et le motiver. Cette ambiguïté enlève l’accent accordé à la référence historique et déplace la revendication de vérité du récit sur un plan purement textuel, ce qui, à l’évidence, est utile pour ce genre d’histoire imaginaire et de propagande à laquelle les chroniqueurs monastiques s’emploient.
Christopher Lucken : « La fin des temps et la fiction des origines. L’historiographie des îles britanniques : du royaume des anges à la terre des Bretons »
Deux tendances radicalement différentes semblent se partager la production historiographique médiévale. L’une, inaugurée par l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe et dominée par les réflexions qui a consacrées saint Augustin (et de loin la plus importante), s’attache à retracer le destin des hommes appelés à se rassembler au sein de l’Église afin d’être portés vers un avenir qui doit leur permettre de sortir de l’histoire et de se retrouver à la fin des temps au sein de la Cité de Dieu. L’autre, renouant avec la tradition antique rejetée par l’historiographique chrétienne, se consacre à une communauté définie qu’elle pourvoit d’une origine et d’un passé qui fondent son identité et son existence présente, mais qui semblent en même temps constamment menacées par la fiction. Après avoir rappelé le point de vue de saint Augustin, et afin de mettre en lumière cette double orientation, cette étude s’appuie principalement sur l’historiographie des îles britanniques : à l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède répond en effet l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth. La critique adressée à ce dernier par Guillaume de Newburgh au seuil de son Histoire des choses anglaises, s’en prenant au caractère fictif des événements attribués au roi Arthur et aux prophéties de Merlin, éclaire de manière exemplaire le sens de l’opposition entre une histoire devant aboutir au ciel et celle qui trouve son assise sur la terre.
Catherine Croizy-Naquet : « Écrire l’histoire : le choix du vers ou de la prose aux XIIe et XIIIe siècles »
Au XIIe siècle, l’invention du discours historique se produit de manière privilégiée dans des oeuvres qui, adaptant les légendes de l’Antiquité et/ou retraçant l’histoire d’un peuple ou d’une dynastie, mettent au point, dans l’espace du couplet octosyllabique, des procédés littéraires inédits en romanz, dont un protocole descriptif chargé de restituer les couleurs du passé. La même entreprise s’observe dans quelques chroniques de croisade où les expéditions sont relatées suivant la trame chronologique des événements, en termes épico-romanesques. À la charnière des XIIe et XIIIe siècles, des voix critiques s’élèvent cependant contre ces “contes rimés” (Nicolas de Senlis), jugés mensongers parce qu’ils sont composés en vers : celui-ci requiert en l’effet des artifices contraires au travail de l’historien. La focalisation sur la question de la forme, qui infère, en règle générale, le choix de la prose contre le vers, engage une nouvelle réflexion sur l’histoire, sur ses liens avec la littéraire et la fiction, et donne lieu à des oeuvres historiques variées &endash; histoires anciennes et chroniques de croisades aussi bien &endash; qui, dans le souci d’être au plus près du réel, dénient tout ce qui ressortit au vers ou en utilisent certaines composantes pour créer une prose sophistiquée. Bien que la problématique de la forme ne soit qu’un aspect de l’historiographie en langue romane, elle permet à l’évidence de poser ses enjeux essentiels et de cerner les desseins que s’assignent les auteurs.
Olivier Collet : « Littérature, histoire, pouvoir et mécénat : la cour de Flandre au XIIIe siècle »
Période de l’émergence de l’historiographie vernaculaire, le XIIIe siècle voit également se produire la mise sous tutelle progressive des vassaux du nord de la France par les Capétiens. La rivalité qui se joue entre ces deux milieux semble également se traduire dans les formes de patronage qu’ils exercent. En effet, le pouvoir royal encourage surtout l’activité des historiens, en langue aussi bien française que latine, tandis que les cours septentrionales &endash; en premier lieu celle de Flandre &endash; restent attachées à un genre de mécénat qui favorise essentiellement la création littéraire d’expression française. Littérature et histoire offrent ainsi le reflet de deux mentalités politiques et de leurs différences d’attitude.
Colette Beaune, Élodie Lequain : « Femmes et histoire en France au XVe siècle : Gabrielle de La Tour et ses contemporaines »
Les manuels d’éducation féminine de la fin du Moyen Âge font une place accrue à la lecture d’ouvrages pieux certes mais aussi d’ouvrages historiques cette tendance sera accentuée par la pédagogie humaniste. L’histoire est en effet bien adaptée au sexe faible matière en français, matière simple, matière exemplaire elle forme puis maintient dans le droit chemin. Les réalités correspondent en partie à la norme les bibliothèques des princesses du XIVe et XVe siècles comprennent de plus en plus de livres historiques et effectuent des choix qui privilégient l’histoire nationale et celle des croisades. L’exemple de la bibliothèque de Gabrielle de La Tour (1474) permet de montrer les utilisations concrètes de l’histoire dans la formation d’une identité propre à l’apanage des Bourbons Montpensier.
Fanny Caroff : « Différencier, caractériser, avertir : les armoiries imaginaires attribuées au monde musulman »
Dans les récits illustrés des croisades, comme les traductions françaises de la Chroni que de Guillaume de Tyr enluminées entre le XIIIe et le XVe siècles, les musulmans affrontés aux croisés ont reçu des armoiries imaginaires. Les imagiers ont utilisé les différents éléments constitutifs des armoiries (supports armoriés, figures héraldiques, couleurs) pour distinguer les protagonistes et transmettre des informations sur les musulmans, ou tout au moins les signaler comme les antagonistes. Les armoiries sont aussi des constructions de lignes et de couleurs qui participent à la dynamique de l’image : elles peuvent produire de fortes impressions visuelles à même de capter l’attention des lecteurs. Le contenu des armoiries et leurs incidences structurelles dans la composition des images doivent être analysés conjointement pour mesurer la portée des armoiries imaginaires dans la caractérisation de l’adversaire musulman. L’unité cohérente d’un manuscrit ou l’unité conjoncturelle d’une image peuvent servir cette approche méthodologique.
Stéphane Gionni : « Moines et évêques en Gaule aux Ve et VIe siècles : la controverse entre Augustin et les moines provençaux »
Quelques années avant la mort de saint Augustin, les moines provençaux contestent le fatalisme de la doctrine de la prédestination. Ils redoutent qu’elle ne mette en cause la valeur de l’ascèse et l’efficacité de la prédication. Contemporaine de l’institutionnalisation de l’Église et de l’accession des moines provençaux au pouvoir épiscopal, cette controverse pose donc le problème d’une excellence monastique dans l’Église. Elle révèle que la célébration du modèle ascétique remplit, dès le Ve siècle, un rôle déterminant dans l’essor du mouvement monastique, dans l’exercice du pouvoir épiscopal et dans l’édification de la société chrétienne.
Jean-Yves Tiliette : « La peau du loup, l’Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l’Ysengrimus »
L’épopée animale la plus longue du Moyen Âge latin, l’Ysengrimus, écrite en Flandres autour de 1150, a longtemps été considéré comme une simple, et pédante, anticipation du Roman de Renart. À travers l’analyse des structures rhétorique et narrative, on essaye ici de montrer que son auteur anonyme, un moine, avait un double but, tous deux précis et particuliers : exprimer la colère des milieux cléricaux rigoristes contre les autorités ecclésiastiques, coupables d’avoir trahis les idéaux originaux de la Croisade et, en même temps, mettre en question, au moyen de la parodie, le genre littéraire païen de l’épopée virgilienne.