Introduction
« Mon rôle est incommunicable. » (François Mitterrand, Europe 1, le 9 décembre 1985.)
En forte baisse dans les sondages, Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste et d’Europe Écologie les Verts à l’élection présidentielle de 2017, après sa victoire aux primaires de la Belle Alliance populaire, écrit une « lettre à tous les Français », le 11 avril 2017. Pour relancer une campagne présidentielle en demi-teinte,le député des Yvelines, pourtant venu du rocardisme, choisit donc de se tourner vers une recette inaugurée par François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1988.
Au-delà du seul cas de Benoît Hamon, François Mitterrand reste pour la plupart des professionnels de la politique une référence en ce qui concerne la communication. Jean-Luc Mélenchon cherche lui aussi dans sa campagne à s’inspirer de celui qu’il appelle « le vieux ». Comme lui, il sait tenir la tribune d’un meeting tout en jouant d’un lyrisme appuyé. Déjà, lors du précédent scrutin, en 2012, François Hollande avait cherché à imiter le père fondateur du Parti Socialiste moderne, notamment dans son éloquence en meeting.
La référence au style communicationnel de François Mitterrand ne se limite pas aux campagnes électorales. Durant son quinquennat 2012-2017, et en particulier dans les phases de grande difficulté, François Hollande n’a cessé de se tourner vers le modèle Mitterrand. Il renoue avec les grandes conférences de presse tant appréciées de son mentor, pourtant rejetées par Nicolas Sarkozy. Il tente également de s’inspirer des shows télévisuels mitterrandistes pour ses propres émissions. On ne s’étonne pas qu’il ait engagé pour s’occuper successivement de sa communication deux fervents thuriféraires de François Mitterrand, Claude Sérillon d’abord, qui avait d’ailleurs côtoyé Jacques Pilhan, le conseiller en communication de François Mitterrand, puis Gaspard Gantzer 1. Emmanuel Macron, pour sa part, s’inspire explicitement de la cérémonie du Panthéon lors de l’investiture de François Mitterrand en 1981 pour célébrer son élection, le 7 mai 2017 au soir. Sa déambulation dans la cour du Louvre, symbole des grands travaux mitterrandistes s’il en est, entend renouer avec la sacralité présidentielle si chère à celui qui a souvent été surnommé le sphinx.
Plus surprenant encore, le modèle François Mitterrand inspire même la communication des politiques de l’autre bord de l’échiquier. Ainsi, Jacques Chirac, pour succéder à François Mitterrand en 1995, lui emprunte son conseiller en communication, le susnommé Jacques Pilhan. Nicolas Sarkozy, lors de l’élection présidentielle de 2012, fait réaliser une affiche de campagne assez similaire à celle de François Mitterrand en 1988. Le candidat est de profil, tourné vers la droite et devant un fond bleu (l’horizon pour François Mitterrand, la mer pour Nicolas Sarkozy). Dans les deux cas, il s’agit de montrer un chef de l’État souverain, visionnaire et aux commandes. Même à 30 ans de distance, François Mitterrand continue donc d’apparaître comme le modèle par excellence de communication sous la Ve République.
La communication politique : une invention moderne
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Depuis les années 1960, en raison de la médiatisation accrue de la vie politique et des évolutions institutionnelles qui ont mis la figure présidentielle au premier plan, la construction et la gestion de l’image des candidats à la présidence, puis des présidents en exercice, a pris beaucoup d’importance. Le désalignement électoral – c’est-à-dire l’autonomisation des électeurs à l’égard du vote traditionnel, familial ou professionnel – a contribué à amplifier la personnalisation de la vie politique. Selon Bernard Manin, nous serions passés de la « démocratie des partis » à celle du « public », où l’image du candidat, sa capacité à se saisir des médias pour influer sur les électeurs et à attirer à lui les bons sondages compteraient bien plus que les programmes politiques, ou l’affiliation à un parti politique (Manin 2008). Émerge alors ce que l’on appelle la communication politique, comme ensemble de techniques en vue de la conquête et de la gestion du pouvoir. Les candidats font appel, depuis les années 1960, à des conseillers en communication et à des techniques empruntées à la publicité et au marketing pour séduire les électeurs. Ils s’appuient sur les sondages pour orienter leurs prises de position et essayer de s’imposer face aux prétendants mieux pourvus en ressources partisanes ou ministérielles.
La télévision joue un rôle essentiel dans l’institutionnalisation de cette communication politique. Elle démultiplie la portée de la parole politique sans commune mesure. Elle ajoute au son, déjà largement diffusé par la radio, l’image et implique ainsi des adaptations de la part des candidats. Pour des politiques plus habitués aux tribunes de meeting, à la presse écrite ou la radio, s’adapter à la télévision est un défi. Ce doute explique que beaucoup s’en remettent aux conseils de communicants et notamment de publicitaires, plus habitués au format télévisuel.
À l’échelle de l’histoire, la chronologie de la communication politique est donc peu étendue, tout au plus une cinquantaine d’années. Face à l’incertitude inhérente à la politique, regarder en arrière, chercher l’inspiration dans le passé est souvent un recours salvateur. Politiques comme communicants sont ainsi souvent obnubilés par l’histoire. Si l’histoire ancienne ou moderne était bien connue des générations politiques précédentes, les dirigeants actuels semblent plus fixés sur l’histoire contemporaine, ce que les historiens appellent l’histoire du temps présent.
Leur formation – Sciences Po et l’ENA, les facultés de droit ou de science politique – accorde d’ailleurs à cette histoire des trente, quarante dernières années une grande importance. Face au défi de la communication à l’attention des citoyens, c’est donc souvent vers ce passé immédiat que les politiques se tournent, y cherchant des modèles qui semblent avoir fait leurs preuves. Parmi tous les présidents de la Ve République, François Mitterrand est clairement celui qui s’impose le plus comme modèle.
Mitterrand, un modèle de communication présidentielle
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Face à lui, la concurrence était pourtant rude parmi les chefs d’État qui l’ont précédé ou suivi. Charles de Gaulle – Président de 1958 à 1969 – a marqué les esprits, notamment par ses émissions télévisées, semblables à de véritables spectacles. Mais pour ses successeurs, il est un modèle difficile à imiter. Son style, tout en emphase, est très marqué par son temps, celui d’une télévision aux mains du pouvoir où l’autonomie journalistique est faible dans l’audiovisuel. En outre, il est difficile pour des candidats contemporains qui n’ont pas été confrontés à des périodes d’histoire aussi intenses que la Seconde Guerre mondiale et la Résistance, de s’inspirer d’un modèle de communication qui repose avant tout sur cette action du grand homme pendant la guerre.
Georges Pompidou, par la brièveté de son mandat de 1969 à 1974 n’a guère imprégné la communication politique française. Au contraire, Valéry Giscard d’Estaing s’est voulu un vrai transformateur de 1974 à 1981. Il a rompu avec la pompe gaulliste et cherché à moderniser la communication présidentielle. Parmi les premiers, il a utilisé ce que l’on n’appelait pas encore la peopolisation pour rompre avec son image de froideur. Mais son échec en 1981 limite la portée de son style.
François Mitterrand va au contraire allier innovation, adaptation aux évolutions médiatiques et saura se faire réélire en 1988. Avec quatorze années à la présidence de la République, soit deux septennats, il a eu la plus importante longévité en place de la Ve République. Pour tout candidat ou président élu, il incarne donc un repère, et un exemple victorieux.
Le phénomène générationnel doit sans doute être aussi pour beaucoup dans cette postérité. La plupart des professionnels de la politique en activité actuellement, ont grandi ou connu leurs débuts en politique alors que François Mitterrand était à l’Élysée.
La pérennité de la communication de François Mitterrand s’explique également par sa maîtrise de l’outil télévisuel. Les années 1980 marquent en effet l’apogée de la télévision en France. Plus de 90 % des ménages en sont équipés et les Français lui consacrent en moyenne 2h30 par jour (Gaillard 2006). Malgré l’essor d’internet depuis, nous vivons toujours sous une nette domination de la télévision dans les modes d’information et de communication politique. Près de 80 % des citoyens utilisent d’abord la petite lucarne pour suivre l’actualité, contre 38 % utilisant les réseaux sociaux 2.
Les principales dynamiques à l’œuvre en communication politique, comme la peopolisation – utilisation de la vie privée pour améliorer son image – et l’infotainment – mélange entre l’information et le divertissement – débutent dès cette époque (Fradin 2010).
Enfin, l’attrait du modèle de communication mitterrandiste chez les communicants et les politiques s’explique peut-être aussi par une certaine nostalgie. Nostalgie pour une époque où les journalistes étaient moins vindicatifs à l’égard des politiques. Pour une époque où la télévision accordait encore une grande place aux émissions politiques – 7 sur 7, L’Heure de vérité. Où le financement des campagnes électorales n’était guère réglementé, permettant des dépenses de campagne faramineuses et des audaces impossibles aujourd’hui.
La recette du modèle de communication mitterrandiste
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Nous avons jusque-là beaucoup évoqué ce que nous considérons comme le modèle de communication mitterrandiste, sans véritablement en livrer le contenu. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion à plusieurs reprises de montrer que ce modèle repose aussi sur une relecture d’une histoire en fait plus complexe qu’il n’y paraît.
Voyons maintenant les principaux éléments qui font le succès encore aujourd’hui de la communication de François Mitterrand. Tout d’abord, le « succès » de l’ancien maire de Château-Chinon tient à sa capacité à allier, dans son image, la sacralité nécessaire à la fonction présidentielle, que lui a insufflée de Gaulle, avec la proximité, désormais attendue des politiques (Le Bart, Lefebvre 2005). Le chef de l’État contemporain est donc pris dans une tension entre le besoin de grandeur inhérent à la fonction et la quête d’un lien plus direct avec les électeurs, comme le soulignent Philippe Portier et Catherine Colliot-Thélène :
On attend de lui qu’il évite la puissance : ni père, ni maître, il se satisferait d’énoncer un projet historique autour duquel puisse se rassembler, dans une adhésion volontaire des subjectivités, le moi collectif. On attend de lui, également, qu’il partage le pouvoir : l’attente d’un chef se fait dans le cadre d’une philosophie démocratique qui permettrait, à côté du charisme individuel, l’expression du charisme collectif. (Colliot-Thélène, Portier 2014 : 29.)
François Mitterrand n’a cessé d’apparaître comme un souverain triomphant, parfois même moqué – « Dieu », selon le Bébête Show 3 –, de la cérémonie au Panthéon en mai 1981, jusqu’au pèlerinage annuel sur sa tombe à Jarnac. Mais il a également su coupler ce corps immortel avec une image de proximité. Sa longévité à la tête du PS lui a permis d’incarner aux yeux de beaucoup la cause du peuple de gauche. À l’Élysée, malgré les ors de la République, il a à plusieurs reprises rappelé aux Français qu’il ne les oubliait pas. Ses apparitions en gentleman farmer dans sa maison de Latché, ou encore dans sa terre électorale de la Nièvre, ainsi qu’à la table de paysans en 1984, étaient là pour rappeler que bien que prince, François Mitterrand restait abordable.
Une autre force du « modèle » de communication mitterrandiste, c’est la capacité de l’ancien député de la Nièvre à s’adapter aux mutations médiatiques. Homme de l’écrit plutôt que de l’image, François Mitterrand va néanmoins apprivoiser la télévision et la faire sienne. Une fois président, sa maîtrise de l’outil explose aux yeux des téléspectateurs. Il est un débatteur virulent face à Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac ou Philippe Séguin. Il se montre jupitérien dans ses allocutions télévisées, et sait même manier l’infotainment aux côtés du présentateur vedette du 20 heures de TF1 dans les années 1980 : Yves Mourousi.
Le dernier point qui fonde le modèle de communication mitterrandien c’est la capacité de celui-ci à toujours rebondir. Même quand on le croit au plus bas, comme en décembre 1984 où il atteint seulement 36 % d’opinions favorables, il parvient à renouer avec l’opinion et à être réélu en 1988. Cette capacité-là, qui est aussi du aux circonstances et notamment celles de la cohabitation, beaucoup de ses successeurs la désirent.
Comprendre
la construction
du modèle
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Si la communication de François Mitterrand s’est imposée comme une référence pour les politiques contemporains, cela n’allait pas de soi. Dans les années 1970, François Mitterrand est loin d’apparaître comme l’un des plus brillants communicants de la vie politique française. Son image est alors celle d’un « homme du passé », selon la formule de Valéry Giscard d’Estaing, trop impliqué aux yeux de tous dans le jeu politicien. Face au président Giscard, il apparaît clairement dépassé et même concurrencé en interne par la jeune génération de socialistes comme Michel Rocard qui le défie en 1980.
Par ses deux défaites à l’élection présidentielle (en 1965 et surtout en 1974), le Premier secrétaire du Parti socialiste apparaît incapable de se hisser jusqu’à la fonction suprême. À la télévision, nouveau média de masse, François Mitterrand n’est clairement pas le meilleur. Il est souvent à contretemps, maladroit, trop emphatique. Ses interventions naviguent entre ridicule et agressivité. Notre but est de comprendre comment François Mitterrand s’est adapté aux nouveaux modes de communication au point de devenir une référence.
Méthodologie
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Notre recherche se situe à l’intersection entre les différentes disciplines qui étudient la communication politique. Nous nous appuierons principalement sur l’histoire qui fonde notre démarche depuis nos débuts dans le monde de la recherche. L’approche historique nous permettra de recontextualiser la communication mitterrandiste et, par un travail sur les sources, de reconstruire ce passé à peine disparu. Les sciences de l’information et de la communication nous seront aussi utiles pour questionner nos sources en accordant de l’importance à la dimension visuelle et langagière de la communication politique. Comprendre les modes d’expression de François Mitterrand, ce n’est pas uniquement décrire des pratiques et des entourages, mais aussi appréhender l’image et l’imaginaire de la communication du leader socialiste.
Pour ce travail à la lisière de notre temps, nous avons la chance d’accéder à des sources déjà riches. Les dernières années et en particulier 2016, année de commémoration du centenaire de François Mitterrand, mais aussi des vingt ans de sa mort, ont fourni une vaste littérature au sein de laquelle on peut citer les biographies de Michel Winock, Philip Short, Éric Roussel.
Nous avons également réalisé des entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs de la communication de François Mitterrand (Jacques Séguéla, Gérard Colé, Joseph Daniel, Nathalie Duhamel, Mary Sills). Ces entretiens, s’ils doivent être croisés avec des sources écrites pour palier les éventuelles omissions, n’en sont pas moins une mine d’informations et aussi un moyen d’appréhender le discours de ces acteurs.
Une plongée dans la presse et notamment les dossiers de presse de Sciences Po a également été utile pour replonger dans le contexte et tenter de saisir au plus près l’esprit de l’époque.
Grâce aux archives de l’Ina, nous avons aussi pu avoir accès à une large partie des interventions audiovisuelles de François Mitterrand, des années 1950 jusqu’à sa mort.
Nous nous sommes concentré sur les principales émissions (À Armes égales, Cartes sur table, L’Heure de vérité, 7 sur 7, Questions à domicile, Ça nous intéresse, M. le Président, Apostrophes), ses spots de campagne officielle (1965, 1967, 1968, 1973, 1974, 1978, 1979, 1981, 1988), les débats télévisés (avec Alexandre Sanguinetti, Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre, Jacques Chirac, Philippe Séguin), les conférences de presse présidentielles. Nous nous sommes aussi intéressés à son image dans les journaux d’actualité en sélectionnant les dates les plus importantes de sa carrière.
Mais l’originalité de ce travail tient surtout aux sources écrites auxquelles nous avons eu accès. Les archives présidentielles de François Mitterrand (fonds AG/5 des Archives nationales) font l’objet d’une autorisation que nous avons obtenue sur une partie des documents portant sur la communication. Nous avons plus particulièrement consulté les dossiers d’Élisabeth Guigou, de Jean-Louis Bianco, de Nathalie Duhamel, Charles Salzmann. Nous avons également pu classer et étudier les archives de Gérard Colé, conseiller en communication de François Mitterrand, d’abord au PS dans les années 1970, puis à l’Élysée entre 1984 et 1991. Sur la période au Parti socialiste, le fonds du secrétariat national à la propagande, puis propagande-communication a également été précieux.
1.Entretien avec Gaspard Gantzer, 22 septembre 2015.
2.Le Figaro, 26 mars 2016 [http://tvmag.lefigaro.fr/le-scan-tele/actu-tele/2016/03/26/28001-20160326ARTFIG00051-80-des-francais-s-informent-grace-aux-jt-52-grace-aux-chaines-d-info-en-continu.php].
3.Le Bébête Show est un programme de satyre politique diffusé sur TF1 en première partie de soirée. Les personnalités politiques y étaient caricaturées sous la forme d’animaux. Kermitterrand la grenouille était ainsi la marionnette dédiée à François Mitterrand. Sa mégalomanie présumée se traduisait par le surnom de « Dieu » qui lui était accolé.