Avant-propos
Alain Corbellari
Les travaux consacrés à l’histoire, au classement et à l’exégèse des méthodes de la critique littéraire ne manquent pas (on peut citer Tadié 1987, Compagnon 1998 et Culler 2016, sans oublier les dossiers LHT, « Littérature Histoire Théorie », ainsi que l’« Atelier », du site Fabula), et la présente étude n’a pas pour ambition de les surclasser. Son objet est à la fois plus large et plus restreint. Plus large parce que les médiévistes y retrouveront des débats que les histoires générales de la critique passent généralement sous silence ; plus restreint parce qu’un certain nombre d’approches importantes, mais dont les liens avec les études médiévales sont par trop périphériques, n’y seront guère évoquées. L’ordre des mots dans le titre de cet essai est donc important : il s’agit moins d’expliquer comment les méthodes de la critique littéraire ont été appliquées à l’objet Moyen Âge (ce à quoi s’emploie d’ailleurs de plus en plus la revue Perspective médiévales à travers des dossiers critiques fort bien fournis : voir en particulier Valette 2005, Douchet 2014 et Dominguez/Gaucher 2019) que de montrer en quoi l’objet Moyen Âge a pu infléchir la critique littéraire.
Par conséquent, ce livre n’est pas réservé aux seuls médiévistes ; plus exactement, j’estimerais avoir manqué mon but si je ne parvenais à intéresser que les étudiants et chercheurs qui travaillent directement sur la littérature du Moyen Âge. Et pour le dire en une formule que j’affectionne, mais qu’il faut évidemment prendre cum grano salis, j’aimerais illustrer ici l’idée que le Moyen Âge mène à tout à condition d’en sortir.
La thèse que je défendrai est en effet qu’une part non négligeable de la critique littéraire moderne trouve son origine dans les débats dont la littérature médiévale a été l’objet. Longtemps méprisée, la production littéraire du Moyen Âge pose des problèmes dont la prise en compte a, plus souvent qu’à son tour, permis de renouveler des approches figées par la tradition du classicisme (ou du romantisme : en l’occurrence c’est tout un). Je n’aimerais bien sûr pas tomber dans le ridicule de prétendre que les médiévistes ont inventé toute la critique moderne : ils ne sont les promoteurs ni du structuralisme ni de la psychanalyse, encore que dans le cadre de ces deux approches leur apport n’ait pas été tout à fait insignifiant : les intuitions de Joseph Bédier sur la forme des contes n’a pas été sans influence sur un Vladimir Propp, et on verra un Jacques Lacan lui-même emprunter à la littérature médiévale l’un des exemples clés de son Séminaire.
Les cas, par ailleurs, où des médiévistes sont parvenus à sortir de leur spécialité pour proposer une méthode de portée générale ne sont pas rares : bien des critiques qui manient couramment les outils de l’« esthétique de la réception » ignorent que Hans Robert Jauss est, à l’origine, un exégète de la littérature médiévale et que c’est très précisément sa réflexion sur la spécificité de cette dernière qui l’a mené à élaborer la théorie à laquelle il doit sa célébrité. On sait peut-être mieux, par ailleurs, qu’Umberto Eco a commencé par étudier l’esthétique médiévale, et Le Nom de la rose a rendu un large public attentif à sa prédilection pour le Moyen Âge ; mais que le Eco sémioticien entretienne des liens étroits avec le Eco médiéviste reste peut-être à éclairer.
On s’étonnera peut-être que j’insiste ici sur les hommes plus que sur les mouvements. Ce choix est délibéré car si l’« archéologie du savoir » promue par Michel Foucault se donne pour tâche d’analyser les discours de pouvoir, dont l’anonymat fait l’efficacité, la critique se constitue davantage par des discours d’autorité. Sans nier que, selon l’adage traditionnel, « le savoir c’est le pouvoir », une différence demeure : les discours de pouvoir se caractérisent par l’oubli subreptice de leur origine (d’où la nécessité d’en retrouver les présupposés), tandis que les discours d’autorité restent portés par des noms propres : un disciple de Lacan revendiquera avec fierté sa filiation et ne la reniera que pour s’ériger lui-même en nouvelle autorité. La généalogie des discours critiques sera donc d’abord celle de leurs autorités. En même temps
— et la structure de cet ouvrage en cinq chapitres thématiques en témoigne — je ne prétends pas non plus réfuter l’idée des épistémés foucaldiennes (Foucault 1966), constellations historiques subsumant les discours d’une époque donnée, ni celle des « changements de paradigme » de Thomas Kuhn (1975). Cette notion, qui permet de comprendre l’alternance entre périodes de « science normale » et périodes de crise des paradigmes, est, par exemple, extrêmement utile pour comprendre l’évolution historique de la philologie, dont le figement à l’état de « science normale » pèse sur les études médiévales depuis le milieu du XIXe siècle. Il n’en reste pas moins que le foisonnement et l’affrontement des discours critiques rend difficile voire souvent impossible l’unification épistémologiques des positions qui s’affrontent dans une époque donnée.
Je ne me suis donc pas senti tenu de refaire ici tout l’historique des grands courants théoriques, mais j’espère que la compréhension de leurs tenants et aboutissants se trouvera enrichie par la perspective ici adoptée et que les spécialistes de la critique moderne trouveront un intérêt à voir traités sous un angle quelque peu différent de celui dont ils ont l’habitude les problématiques qui leur sont familières.
Les cinq chapitres à travers lesquels mon parcours se déclinera aborderont autant de positionnements couvrant les champs d’investigation critiques dans lesquels la littérature et la civilisation du Moyen Âge ont joué un rôle moteur. Sera d’abord traitée la question de la philologie, notion souvent mal comprise en France, mais dont l’évolution nous mène aux plus récents développements du geste éditorial et herméneutique ; le deuxième chapitre abordera le formalisme et ses prolongements structuralistes ; le troisième se penchera sur les approches qui ont cherché dans la pratique même des écrivains médiévaux les outils (allégorie, topoï, etc.) nécessaires à leur exégèse ; le quatrième portera sur les méthodes connexes aux disciplines historiques, de la « nouvelle histoire » à l’anthropologie littéraire en passant par le marxisme ; le cinquième, enfin, explorera les types exégétiques qui ont remis en question la transparence du discours littéraire : on y abordera en particulier la déconstruction, la psychanalyse et les études genres. Chemin faisant, on croisera une riche galerie de figures qui, de Marie de France à Giorgio Agamben, ont toutes encore quelque chose à nous dire sur le « surplus de sens » inlassablement promis par les œuvres de l’art.