Introduction
Ce livre est un livre sur des frontières. Frontière entre raison et folie, frontière entre littérature et musique, frontière entre France et Allemagne, frontière entre Schumann et Nerval. À chacune de ses frontières est associé un lot de contradictions internes non résorbées, aboutissant à une sorte de dialectique ininterrompue, et donc fructueuse. Ce quadruple comparatisme repose ainsi sur une quadruple dynamique. Notre position sera, à chaque fois, celle d’un traducteur, qui « pense entre les langues », pour reprendre la belle expression de Heinz Wismann. Traduire la littérature en musique, traduire Schumann en Nerval, traduire la folie en raison – penser leurs frontières, et espérer embrasser le paradoxe : rencontrer l’Autre (la chose ou la personne qui est derrière la frontière) dans son irréductible différence. C’est bien là tout le problème, si peu théorisé, de la traduction.
Un tel problème fonde d’autant mieux notre démarche qu’il est en outre au plein cœur des esthétiques de Schumann et de Nerval.
D’abord parce Schumann comme Nerval furent deux traducteurs au sens propre. Nerval a beaucoup traduit depuis l’allemand ; Schumann un peu depuis le grec, mais fut surtout traducteur dans sa façon de penser la « mise en musique » d’un texte : comme une traduction de l’idiome poétique à l’idiome musical. Ils s’emparèrent d’ailleurs plusieurs fois des mêmes textes : le Faust de Goethe, l’Intermezzo de Heine.
Ensuite, parce que la question de ces traductions n’est pas seulement une question de langage : l’Allemagne, la France sont d’abord « l’outre-Rhin » : l’espace « de l’autre côté » de la frontière. Or, exprimer la frontière et ce qu’il y a derrière, c’est tout l’enjeu de l’écriture du fou : car le fou fait constamment en lui-même « l’épreuve de l’étranger ». L’intérêt qu’ont les deux artistes pour le voyage, pour les formes en tension, pour le dialogue entre différentes formes d’expression, est directement lié à l’expérience de leur frontière intérieure. Ainsi, tout au long de cette étude, ce n’est pas seulement la position de traducteur que nous adapterons, mais bel et bien la position du fou. Car le fou est comme Charlot à la fin de The Pilgrim (Le Pélerin), qui, poursuivi éternellement par la police de deux États mitoyens, sautille éternellement les pieds en canard de chaque côté de la frontière. Cette image est suivie d’un fondu au noir, puis le mot « fin » s’inscrit sur l’écran. Chaplin choisit cette solution car il ne peut résoudre le dilemme. Dans la vie, il existe un équivalent à cette fin suspendue. Cet équivalent, c’est le suicide : lorsqu’il devient impossible de penser la frontière, nos deux hommes la franchissent en se tuant. La dialectique est ininterrompue, et donc violente.
Nous ne résistons pas au désir d’exposer ici une coïncidence de préoccupations entre Schumann et Nerval. En 1839, Schumann commence l’Humoresque, opus 20. À cette occasion, il témoigne de la dynamique délicate de la traduction, dans une lettre à Simonin de Sire du 15 mars 1839 :
Das Wort Humoreske verstehen die Franzosen nicht. Es ist schlimm, dass grade für die in der deutsche Nationalität am tiefsten eingewurzelten Eigenschaften : die glückliche Verschmelzung von gemütlich (schwärmerisch) und witzig, für den Humor keine guten und treffenden Worte in der französischen Sprache vorhanden sind.
Les Français ne peuvent pas comprendre le terme d’humoresque. Il est malheureux que votre langue ne possède pas de mot exact pour rendre avec justesse deux particularités aussi enracinées dans la nationalité allemande que l’exaltation de l’imaginaire et l’esprit farceur qui se mélangent dans l’Humor.
Il est touchant de savoir que Nerval, vers 1839 lui aussi, ait également été confronté à la difficulté de traduire ce terme, face à un poème comme Krönung de Heine :
Als Herold, die lachende Träne im Wappen,
Diene dir mein Humor.
est rendu par (c’est Nerval qui souligne) :
Et mon humour sera ton héraut blasonné.
Tout est dans l’italique : Nerval, comme Schumann, sait que rien ne peut traduire Humor dans toute la profondeur de ses tensions internes, redoublées par l’oxymore lachende Träne (larmes rieuses). Oxymore que Nerval néglige en outre de traduire ! Il laisse le soin à la typographie, aux lettres penchées, flageolantes, de signaler qu’il y a plus que de l’humour dans cet humour ; qu’il y a une grâce associée à lui ; une petite frontière à passer pour la saisir. Cette pudeur peut mettre les larmes aux yeux pour peu qu’on saisisse le constat d’échec qui s’y associe – ainsi, par cet échec même, la traduction est parfaitement réussie.
Armes du comparatiste
La folie d’une chienne
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet.
On sait que Schumann et Nerval étaient tous deux atteints de graves troubles psychiques, qui finirent par causer leur suicide, respectivement en 1854 et en 1855, après qu’ils eurent lutté toute leur vie contre des accès de folie chronique. La question de l’effet de cette folie sur les œuvres est très délicate. Cet effet est pourtant sensible, dans des pièces de Schumann comme les Fantasiestücke, op. 110, ou le début de la Kreisleriana, op. 16 ; dans les textes de Nerval aussi – non pas les quelques lettres où la logique a effectivement laissé la place à un discours confus et délirant, mais bel et bien dans ses œuvres, Aurélia, les Chimères, le Voyage en Orient.
Concevoir que toutes ces œuvres d’art sont parcourues par les symptômes de la démence ne va pas de soi : la musique de Schumann fait sens ; la poésie de Nerval est lisible. Alors, face à notre proustien étonnement, deux « têtes chercheuses » potentielles nous sont apparues. Premièrement le fait scientifique que, contrairement à Swann, nous avons des témoignages biographiques qui nous certifient que Schumann et Nerval furent effectivement menacés, puis complètement atteints, par « l’aliénation mentale ». Ensuite, la vertu même de la comparaison, qui nous permet de faire fructifier nos observations sensibles. Cette partie-là de la démarche est littéraire dans son essence : comme avec Proust, qui utilise la comparaison de la chienne pour évoquer la folie dans l’art, notre psychisme pourra peut-être percevoir davantage la réalité de l’écrivain dans une comparaison avec celle du compositeur.
Il nous semble que les études les plus brillantes sur Nerval manquent toujours légèrement leur cible, en se réfugiant derrière des concepts éclairants mais aussi décevants, comme le rêve, l’illusion et la désillusion, le travail du souvenir. La critique nervalienne a ainsi du mal à être authentique, à rendre compte de l’expérience complexe qu’est la lecture d’un texte de Nerval. On peut considérer que c’est de toute façon le prix à payer quand on parle des œuvres géniales, qui se déroberont toujours aux discours à leur propos. Mais nous pensons aussi que l’étude comparatiste peut permettre une voie d’accès plus authentique au texte, parce qu’elle emprunte aux procédés de la création artistique (juxtaposer deux œuvres, c’est un peu en créer une troisième).
Ce que nous venons de dire est encore plus valable à propos de Schumann. L’étude de la musique souffre d’une méthodologie défaillante, liée à la difficulté spécifique de l’objet musical et à son caractère réputé « ineffable ». Par conséquent, la musicologie se réduit d’un côté à l’histoire de la musique et, de l’autre (mais souvent simultanément), à un discours continuellement subjectif, qui cherche à caractériser la musique par des images parfois parlantes, mais jamais dynamiques, jamais productives. Un exemple au hasard : dans le livre célèbre Robert Schumann. Le verbe et la musique, Fischer-Dieskau analyse le lied Alte Laute, op. 35 n° 12 :
On sent ici un Schumann plus accablé que jamais par le désir douloureux de contact avec le monde extérieur, ce monde qui lui paraît s’enfoncer dans la nuit et ne plus lui envoyer que des messages de plus en plus lointains. Évoquant un visage déformé par la douleur, les accords se succèdent et refusent d’aboutir à un dénouement. Le musicien solitaire, transporté dans des régions qu’il ne connaît pas, contemple de loin le monde et son train.
Ces quelques lignes sonnent juste, et, d’ailleurs, donnent déjà l’intuition d’une familiarité avec Nerval – mais l’absence de toute analyse herméneutique, de tout commentaire, au sens fort du mot, empêche d’ébaucher un parallèle. Cette analyse est inutilisable pour l’esprit ; tout au plus, elle répète moins bien ce que dit déjà l’œuvre elle-même. De façon générale, commenter une œuvre musicale, c’est presque toujours faire appel à d’autres domaines, avec lesquels on la compare. Nous ne dénions pas toute valeur à cette méthode ; au contraire, c’est celle qui fonde notre travail ; mais elle doit se faire avec rigueur et en la pensant comme telle. Quand Philippe Cassard, pianiste et musicologue célèbre, soutient haut et fort que « l’Intermezzo de Schumann est une pièce complètement sexuelle », il n’explique en rien en quoi deux choses aussi différentes que « deux pages de musique » et « le sexe » peuvent être mises en lien ou être rapprochées : par conséquent, l’analyse n’est pas convaincante, elle reste une fade indication.
En montrant comment il est possible de lire Nerval de la même façon que l’on peut écouter Schumann, nous ouvrirons une porte supplémentaire pour l’accès à ces deux artistes. Cela doit permettre de travailler non point seulement sur des textes que l’on cherche à comprendre, mais de prendre du recul sur la façon même dont les textes nous atteignent. En d’autres termes, nous souhaitons établir les bases d’une physionomie du texte nervalien et de la musique schumanienne.
Dans ces conditions, nous n’envisageons pas la littérature comparée (ou la musicologie comparée) sous son jour habituel. Nerval et Schumann n’ont eu aucune influence l’un sur l’autre et il est hors de question de raisonner en termes de « parenté » – ou alors, leur seule parenté est celle de leur époque, qui fut leur mère à tous les deux, aspect important que nous devrons considérer. Leurs œuvres sont extrêmement différentes, sur tant de points qu’il ne nous semble pas intéressant de pointer les divergences, vu la valeur que nous souhaitons accorder aux points communs.
Armes du comparatiste
Chienne de folie
Mais notre but n’est pas seulement d’expérimenter un type de recherche « microcomparatiste ». Nous voulons avancer dans la compréhension des rapports entre folie et art, question dont les épines rebutent la recherche.
Une première tendance, à propos de Schumann comme de Nerval, est de donner la primauté à la maladie dans l’explication de l’œuvre. Dans cette perspective, le psychisme malade commande à l’artiste ses extravagances ; ce qui est original est réduit au pathologique ; ici la création est parfois reçue avec une condescendance affectée, voire un franc dédain. La majorité de ces critiques adoptent ainsi une méthode biographique destinée à faire coïncider le texte ou la partition avec les manifestations d’une personnalité créatrice plus ou moins attachante.
Une autre tendance, largement dominante aujourd’hui, s’est formée en réaction à cette lecture réductrice : il s’agit au contraire de minimiser l’importance de la folie, pour rendre à l’artiste tout son mérite de pur créateur. Là, c’est l’artiste qui commande à son psychisme, et l’œuvre, si elle peut parler de la folie, n’est plus sous son emprise. Cette dynamique critique permet en outre de mettre de côté les aspects historique et biographique de l’analyse. Voyez par exemple le début de l’ouvrage de Christian Leroy :
L’essentiel de la critique nervalienne est d’ordre biographique. […] Cette orientation se nourrit plus précisément de la réputation de folie du poète et entraîne le lecteur curieux de l’œuvre sur le terrain de la psychiatrie, de la psychocritique et de la psychanalyse : Nerval délirant, Nerval névrosé, Nerval œdipien constituent les principales figures autour desquelles les commentaires se construisent. […] [Ces travaux] ne permettent pas de se faire une idée vraiment littéraire de la production nervalienne.
Cette école accuse la première de réduire les œuvres et de mépriser Nerval et Schumann à cause de leur maladie. À notre avis, sous couvert de les valoriser, cette seconde tendance cache un même mépris, une même peur de la folie, et déforme tout autant la réalité (la folie de Nerval, une « réputation » ? Quelle méconnaissance !). C’est à cause d’elle que les œuvres tardives de Schumann sont encore constamment rabaissées (contrairement d’ailleurs à celles de Nerval pour lesquelles, au contraire, la fascination de la critique semble être fonction de l’abondance de la folie), à l’aide de jugements aussi incongrus que ceux d’une musicologue relativement réputée, Sylviane Falcinelli, à propos du Concerto pour violon :
Ce concerto navrant au déroulement laborieux, jonché de maladresses d’harmonie et d’une orchestration exsangue, date de l’automne 1853 : son dédicataire consterné, le fidèle Joachim, eut la lucidité de l’écarter toute sa vie durant. Il y a presque un voyeurisme malséant à exhiber ainsi les témoignages d’un cerveau diminué par une pathologie en train de l’anéantir. [Il est temps d’]en dénoncer le criant manque d’intérêt !
La réalité est qu’il n’y a pas besoin de minimiser l’importance de la folie pour conserver le mérite de nos deux créateurs. Laissons la parole au psychiatre François Tosquelles :
Un cerveau « sain » a décidément du mal à comprendre qu’un fou reste une personne libre ; il a un sens et une énergie propre. L’homme normal et le fou sont des êtres qui se font eux-mêmes en prenant conscience de leur être. Dans le drame de l’existence on naît de ses propres manifestations. Chaque fois que le rideau tombe nous le soulevons peut-être avec angoisse mais non sans énergie. Ce qui dévoile le drame humain ce n’est pas la suite pittoresque des événements qui le constituent mais surtout l’existence du héros qui, transpirant d’angoisse, lève le rideau pour se faire apparaître et naître dans la vie. Le fou continue ce manège sans arrêt. Ses efforts, son angoisse s’accroissent, au moins à certains moments de son existence pathologique. Il arrive même parfois qu’il en prenne conscience, ce que nous faisons tous sans nous en apercevoir (nous donner l’existence en tant que personne) – notre corps et la société nous facilitent la tâche, le fou doit continuer à le faire contre son corps et contre la société. De là ses mille tricheries. Elles ont un sens humain. La folie est une création, non une passivité.
C’est ce que nous devrons prouver de nos deux artistes.
Alors que comparer ?
On l’aura compris, il n’est pas du tout question d’aborder dans cette étude la question du rapport de Nerval à la musique, ou celle de Schumann à la poésie.
Pour comparer deux objets aussi différents qu’un roman et un lied, il ne suffit pas de relever des intuitions qui font que l’on rapproche ces objets ; il faut plutôt mettre au jour, « par delà les similitudes ou les différences de la manifestation, les différences ou les similitudes structurelles » : trouver un moyen de « parler d’autre chose dans les mêmes termes ». Dans le cas d’une comparaison entre musique et littérature, c’est particulièrement compliqué, la musique (la musique « pure » du moins) se donnant à l’auditeur comme forme dépourvue de « signification ». Pour autant, la musique peut faire sens. On pourra par exemple étudier les textes de lieder, la récurrence de motifs, la façon d’entendre le motif que son traitement implique, la phénoménologie du son produit, l’effet de discours, la psychologie de la forme. Cette liste n’est pas exhaustive et nous espérons que la suite de ce travail permettra de découvrir des formes inattendues de rapprochements possibles et de pistes d’analyse.
On le voit, notre étude se situe donc au carrefour de nombreuses disciplines : histoire de la musique, histoire de l’interprétation, musicologie, littérature, stylistique, histoire de la littérature, psychiatrie, psychologie, sciences sociales.
Toutes les analyses musicales de cette étude sont de nous, sauf mentions contraires. Nous empruntons parfois à la pensée de la pianiste et musicologue Fériel Kaddour (communications personnelles). Nous devons par ailleurs beaucoup à deux ouvrages de psychiatres, que nous avons choisi comme références pour le versant médical de notre étude : l’essai de Philippe André, Robert Schumann, folies et musiques, qui propose une description indispensable de la folie de Schumann, ainsi qu’un diagnostic complet, et la thèse de François Tosquelles, Le Vécu de la fin du monde dans la folie, qui fait le même travail à propos de Nerval (avec toutefois l’angle d’attaque du « vécu de la fin du monde »). Nous renvoyons aux œuvres, articles ou lettres de Nerval selon la pagination des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade (éd. Jean Guillaume et Claude Pichois). Conformément à l’usage, nous mentionnerons successivement le tome et la page.