Introduction
Il s’agit dans ce livre d’enquêter sur la nature de la création artistique et d’en sonder les profondeurs en appliquant la méthode suivante : interroger systématiquement dans chaque chapitre les liens entre la notion d’art et une autre notion avec laquelle elle est tantôt souvent étroitement liée – art et création, art et langage, art et marchandise, art et philosophie, art et politique, l’art et le style, l’art et la forme, l’art et le beau –, tantôt plus rarement unie – l’art et l’intuition intellectuelle.
La création artistique est appréhendée à partir de multiples entrées, croisant à la fois les problèmes classiques de l’esthétique et les questions actuelles qui se posent à l’endroit de l’art, ce qui justifie doublement le pluriel du titre Philosophies de la création artistique. Non seulement plusieurs philosophies s’y trouvent nécessairement mobilisées, discutées et confrontées, mais aussi plusieurs axes de réflexion sur la création artistique motivent notre recherche : au-delà de la distinction convenue entre auteur et spectateur, la création artistique peut être envisagée, par exemple, du point de vue de ce qui la fait surgir et de ce qui la nourrit, du point de vue de ses effets et de ce qu’elle nourrit, du point de vue des diverses formes et manifestations qu’elle revêt, du point de vue des divers domaines qu’elle habite, du point de vue des facteurs qui la déterminent, y compris du point de vue du recoupement de ces différents points de vue eux-mêmes, etc. Ce sont encore différents champs d’étude qui se rencontrent autour de la notion de création artistique : psychanalytique, anthropologique, métaphysique, sociologique, politique, notamment.
Les neuf chapitres visent à dégager des pistes de réflexion nouvelles et à construire, à propos de la création artistique et de l’expérience esthétique qui en est inséparable, ce que Sartre, dans son Esquisse d’une théorie des émotions, a pu appeler une « psychologie phénoménologique ». Ils constituent à ce titre, dans leurs prolongements réciproques les uns dans les autres, un essai de psychologie phénoménologique de la création artistique. Sans doute, la création artistique touche à la sensibilité, je veux dire à la sensation, au sentiment, à l’émotion, aux tendances inscrites au fond du moi humain, et tombe au moins par ce côté dans la psychologie empirique. Mais elle se fonde, aussi bien, sur ce que nous appellerions l’« essence » de l’homme, si ce terme issu de la philosophie platonicienne ne continuait à véhiculer cette idée d’arrière-monde et de soubassement métaphysique de la réalité sensible incompatible avec les principes directeurs de toute enquête phénoménologique. Notre essai n’appartient pas à la pure et simple psychologie, bien qu’il s’y rattache, parce qu’il ne décompose pas le processus créateur artistique en états ou en faits de conscience isolables sur eux-mêmes, comme s’ils pouvaient être séparés et abstraits sans trop de dommage de la « substance intellectuelle » ou de la réalité « en soi » qui paraît les porter et leur servir de support. Il n’y a pas de substance indifférente à ce qu’elle porte, c’est d’ailleurs pourquoi – selon la perspective phénoménologique – il n’y a pas de substance du tout. L’homme est contenu tout entier dans cet état psychologique qu’est celui de l’expérience de la création artistique, et il n’existe rien de plus qui se tiendrait ou qui subsisterait derrière lui. La création artistique – qu’elle appartienne directement à celui qui la fait et en qui elle se fait ou à celui qui la contemple en spectateur et en qui elle se renouvelle – n’est pas une expérience parmi d’autres, mais une conduite humaine : elle est humaine au sens exact où elle engage, sinon « l’essence » de l’homme, du moins le fond de l’homme qui ne se tient pas « derrière » ou « sous » ses manifestations empiriques, mais bien au cœur de celles-ci, comme le sens profond qui les habite. En bref, c’est une expérience humaine privilégiée dans laquelle s’épuise l’être de l’homme. Aussi n’a-t-elle rien d’un fait, d’une donnée passive existant à la surface de la conscience, et relève-t-elle plutôt d’un phénomène chargé de signification, d’une posture active, mieux, d’une attitude au sein de laquelle l’homme se fait artistiquement percevant, se rend artistiquement disponible pour le monde.
C’est ainsi que, dans son Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre dépasse la psychologie comme telle et s’installe dans une « psychologie phénoménologique » ([1939] 1995 : 7) en n’analysant pas l’émotion comme un simple fait de conscience mais comme une structure essentielle de la conscience, si bien que la réalité humaine n’est pas seulement ce sur fond de quoi se détache l’émotion – comme si la réalité humaine pouvait rester en retrait derrière elle et ne pas pleinement apparaître en elle – mais bien plutôt ce qui se retrouve tout entière dans l’émotion, « puisque l’émotion c’est la réalité-humaine qui s’assume elle-même et se « dirige-émue » vers le monde » (Sartre [1939] 1995 : 15). Si, pour Sartre, une émotion n’est pas un fait, c’est parce qu’elle signifie quelque chose, qu’elle a une signification : « Pour le psychologue l’émotion ne signifie rien parce qu’il l’étudie comme fait, c’est-à-dire en la coupant de tout le reste. […] Si nous voulons faire de l’émotion, à la manière des phénoménologues, un véritable phénomène de conscience, il faudra au contraire la considérer comme signifiante d’abord » (Sartre [1939] 1995 : 16). Pour l’expérience de la création artistique, il en va de même. Elle possède une signification, et ne se laisse pas juste engranger comme une donnée de plus parmi les contenus de conscience, par ce qu’elle dit ou indique de l’être de l’homme, c’est-à-dire de l’homme tout entier.
C’est dans ce cadre que le chapitre « L’art et la création » réfléchit sur le rôle de l’idée dans la genèse d’une œuvre d’art. Cela revient à savoir, premièrement, si et comment des idées impersonnelles qui dominent une époque se coulent nécessairement dans les œuvres qui lui sont rattachées ; deuxièmement, dans quelle mesure les idées théoriques personnelles de l’artiste qui s’ajoutent aux premières peuvent se convertir en expérience existentielle et esthétique et la fonder.
Le chapitre « Art et marchandise » analyse le fait de savoir si, dans la société de consommation qui est la nôtre, où le lien entre marchandise et œuvre d’art est devenu de plus en plus étroit par la compromission entre l’art et l’argent comme entre la publicité et l’art, l’œuvre d’art peut réellement devenir une marchandise et en assumer le statut.
« L’art et le beau » donne l’occasion de réfléchir à la possibilité d’une définition du Beau qui ne tombe ni dans le subjectivisme pour lequel le Beau n’est que dans l’esprit de celui qui juge, ni dans le réalisme métaphysique pour lequel il n’existe que dans un modèle unique et dans un seul type.
« L’art et la forme » questionne, à partir de l’analyse du tableau La Chute des damnés de Rubens, le rapport entre l’appréhension esthétique d’un objet et le fait pour celui-ci de s’enclore dans une forme, chaque objet pouvant être saisi lui-même comme une partie d’un objet plus vaste ayant forme à son tour ou au contraire comme un tout renfermant comme ses parties des objets. C’est cet assemblage allant à l’infini de formes à l’intérieur de formes qui compose la structure du réel que l’art interroge et qui joue sur la réception esthétique des œuvres chez le spectateur.
« L’art et le langage » répond à la question de savoir si, en dépit des conventions historiques et de la différence de mentalité qui passe entre les différentes époques et les différentes cultures, l’art peut se constituer comme un langage universel.
« L’art et l’intuition intellectuelle » traite, à partir de la découverte du nouveau champ d’application d’un concept emprunté à la philosophie spéculative de l’idéalisme allemand, de ce qui fonde la possibilité de la poésie entendue comme expérience où fusionne l’âme de celui qui contemple la nature avec ce qu’il perçoit en elle comme âme et sensibilité des choses naturelles elles-mêmes.
« L’art et le style » analyse les tendances mentales de l’homme dont découle le phénomène du style en art, et reconduit les différents styles existant et possibles de l’art à une proportion chaque fois unique du mélange de deux tendances fondamentales de l’esprit humain enveloppées dans la création artistique et identifiées comme les deux pôles entre lesquels, consciemment ou inconsciemment, évolue tout artiste.
Les deux derniers essais, tout en continuant d’articuler la réflexion sur l’art à une autre notion générale qui la reflète et qui l’éclaire, traitent en même temps de philosophes et de poètes précis : le chapitre « Art et politique » se fonde sur Schiller et le rapport que ce dernier théorise entre art et liberté politique ; « Art et philosophie » traite, plus particulièrement, de Novalis et de Fichte.