Introduction
Cet ouvrage vise à établir l’existence d’une « pulsion dansante » qui dynamise les expérimentations de quelques cinéastes d’avant-garde, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960, avant la consolidation de la ciné-danse comme une pratique artistique à part entière. Il investigue plus précisément l’hypothèse d’un modèle ciné-chorégraphique qui préside autant à l’acte de création des images en mouvement par les cinéastes, qu’il se dessine en tant qu’horizon perceptif et sensoriel pour les spectateurs ; un modèle à la fois conceptuel et phénoménologique sous le signe de la danse, à travers lequel le cinéma est mis face à ses principes fondateurs et réinvente ses moyens d’expression et d’expérimentation du mouvement.
Au fil de ces pages, on cherchera à affirmer la place singulière du cinéma expérimental argentique, d’une part, en tant que domaine par excellence d’idéation et d’exploration de la danse dans sa dimension cinégraphique pure, au sens d’une écriture du mouvement par et avec la lumière, et d’autre part, du point de vue de son expérience, dans une sorte de « pas de deux » ou « corps-à-corps » avec le support filmique photosensible. Il s’agira en outre de décentrer le rapport entre la danse et le cinéma de la représentation des corps à l’écran, en libérant le mouvement dansant de sa dimension d’objet spectaculaire ou de prétexte narratif, pour l’ériger au rang d’idéal esthétique et formel, d’horizon de la création artistique, ou tout simplement de repoussoir ou de catalyseur d’expériences kinesthésiques véhiculées par les images mouvantes.
Cette réflexion part du constat suivant : la façon dont les hybridations entre danse et cinéma sont, aujourd’hui encore, envisagées perpétue des conventions caduques de représentation des contenus chorégraphiques à l’écran, et ce parfois même au sein du domaine de la ciné-danse, alors même que celui-ci s’est affirmé, ces dernières décennies, comme un important levier d’exploration et de réinvention des corps dansants par les techniques audiovisuelles. Selon cette perspective, le cinéma expérimental à vocation abstraite se trouve souvent écarté des réflexions sur les rapports entre ces deux arts du mouvement ; la raison de cette omission des pratiques et des formes filmiques les plus expérimentales au sein des réflexions sur la ciné-danse serait peut-être à trouver du côté de leurs « irrévérence et irréférence1 » constitutives, qui cadreraient mal avec une acception conventionnelle de l’art chorégraphique, entendu comme l’art de composer des danses au moyen de pas, de gestes et de poses exécutés par des danseurs humains.
Ainsi se perpétue une définition de la ciné-danse quelque peu restreinte, en ce qu’elle présuppose la présence à l’écran de corps dansants identifiables comme tels par les spectateurs. Or cette définition ne tient pas compte des « pulsions dansantes » qui dynamisent les processus créatifs de certains cinéastes expérimentaux, pour lesquels la capacité des images mouvantes à susciter des sensations prégnantes proches de l’expérience de la danse est plus importante que le contenu figuratif des images elles-mêmes. Dans cette optique, le dialogue entre le cinéma expérimental et la danse non seulement invite à repenser la définition de l’art chorégraphique en dehors des critères de figuration et de présence du corps auxquels on le consigne d’ordinaire, mais peut également contribuer à éclairer les mécanismes de création, de figuration et d’expérience du mouvement sur lesquels se fondent ces deux arts.
En partant de la conviction que le cinéma et la danse partagent la même vocation essentielle à créer de nouvelles visions et expériences du mouvement, on propose de revisiter l’histoire du cinéma expérimental à l’ère du film argentique, placée sous le signe de la danse : des ballets mécaniques et cinégraphiques des années 1920 aux ciné-danses défricheuses des années 1940 à 1960, en passant par les direct films animés à main levée et à bras-le-corps. Afin d’établir un dialogue productif entre des œuvres éclectiques, il sera judicieux de mettre en lumière les différentes acceptions que prennent les notions de danse, de mouvement et de rythme, selon les auteurs, les disciplines ou les époques, en les redéfinissant systématiquement à l’aune de chaque objet filmique et de son contexte de création. La réflexion sur les possibilités du médium filmique à exprimer des idées ou des expériences proches de la danse est quant à elle à l’origine de plusieurs questions, énumérées ci-après, auxquelles cette étude va tenter de répondre.
Pourquoi, pour faire face à l’abstraction et à la radicalité du cinéma expérimental, le regard du spectateur se déplace-t-il des objets filmés vers la matière des images, qu’il éprouve parfois comme si c’était quelque chose de l’ordre de la danse, alors qu’aucun danseur n’y est montré ? Est-il possible d’éprouver et/ou de transmettre des expériences sensibles, physiques, du mouvement par le biais du médium filmique ? Si l’on admet qu’il existe un lien effectif entre les pratiques expérimentales de certains cinéastes et leur volonté de partager avec les spectateurs des expériences de la danse véhiculées par les images en mouvement, par quels moyens (techniques, pratiques) et selon quels principes (formels, esthétiques) se concrétise-t-il ? Peut-on utiliser un vocabulaire chorégraphique pour décrire les mouvements de la caméra, les effets de montage ou l’agitation des images à l’écran, de la même façon que l’on décrit les gestes d’un danseur sur scène ? Ces interrogations renvoient en somme à la question de savoir en quoi un film danse-t-il : autrement dit, la danse au cinéma se résume-t-elle aux films qui montrent des danseurs et des chorégraphies conventionnelles, ou peut-on parler d’une pulsion dansante intrinsèque à l’acte de créer – et de voir – des images en mouvement ?
Cet ouvrage s’inscrit dans le paysage limitrophe d’un champ de recherches plus vaste, en développement depuis une vingtaine d’années, lequel s’occupe d’étudier les médiatisations audiovisuelles de l’art chorégraphique et d’analyser les pratiques artistiques et les formes filmiques qui résultent de l’hybridation avec la danse. Des personnalités issues des visual studies anglophones telles que Erin Brannigan et Douglas Rosenberg, ainsi que des chercheurs et chercheuses du champ des études filmiques francophones comme Dick Tomasovic, Laurent Guido, Sophie Walon, Marion Carrot, Marisa Hayes et Franck Boulègue, participent à cette mouvance en essor depuis les années 2000 que l’on nomme les screendance studies.
Tandis que le néologisme screendance2, plus courant dans la littérature anglophone, fait de l’écran le site où le potentiel d’hybridation entre le corps dansant et les images animées est à son paroxysme, le terme « ciné-danse », privilégié en France, permet de repositionner la réflexion sur les approches audiovisuelles de la danse sous le prisme de la généalogie des formes cinématographiques, rappelant que ce dialogue inter-arts s’initie et se développe au sein des pratiques filmiques expérimentales. Si le débat sur les origines et les limites de la screendance ou de la ciné-danse n’est toujours pas tranché, les travaux récents font preuve d’une conscience généralisée à l’égard du fait que les approches audiovisuelles de la danse à l’ère du numérique puisent dans les hybridations du corps dansant avec les visions inédites du mouvement qui étaient déjà en germe dans les réalisations sur support argentique de certains cinéastes expérimentaux de la première moitié du xxe siècle. Il semble en outre évident que les screendance studies peuvent bénéficier d’un repositionnement critique et d’un éclairage théorique qui prennent en considération l’héritage des expérimentations cinématographiques sur support argentique.
- 1. Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental, Paris, Centre Pompidou, 1979, p. 42.
- 2. Selon son principal théoricien, Douglas Rosenberg, la screendance désigne la catégorie des œuvres de danse spécifiquement conçues pour être présentées sur un écran de tout type (salle de cinéma, télévision, ordinateur, smartphone, etc.). Le critère définitoire n’est pas le support ou les techniques de création, mais plutôt le dispositif de réception, l’accent mis sur la composante « écranique » étant sans doute une marque de la multiplication des écrans dans la société et l’art contemporains.