Jean-Pierre DRÈGE : “Des ouvrages classés par catégories : les encyclopédies chinoises”
Le terme chinois que l’on traduit généralement par « encyclopédie » (leishu) recouvre en réalité un type d’ouvrages aux contours flous que sont les recueils de citations classées par catégories. Leur prétention fréquente à couvrir la totalité des champs du savoir les éloigne des florilèges et des anthologies. Cette caractéristique du classement par sujets en fait un genre particulier, extraordinairement composite, puisque réunissant dans un même ensemble aussi bien des recueils d’anecdotes littéraires ou biographiques, que des documents administratifs ou des notions et des faits du bouddhisme ou du taoïsme. Proche d’un simple vademecum ou atteignant plusieurs milliers de chapitres, les encyclopédies chinoises vont, du même coup, de l’œuvre solitaire privée à l’entreprise d’État réunissant plusieurs milliers de collaborateurs dans des opérations de magnificence culturelle.
Johannes L. KURZ : “Compilation et publication du Taiping yulan et du Cefu yuangui”
Cet article porte sur deux encyclopédies réalisées sur ordre impérial au début des Song du Nord. Écrites dans des contextes différents, elles montrent d’abord combien les compilateurs étaient libres de créer de nouvelles encyclopédies. Elles révèlent ensuite les conceptions différentes que les empereurs avaient de ces ouvrages et de leurs fonctions. La première, Ce qu’a examiné l’empereur pendant l’ère de la Grande paix, est générale, traitant de tous les phénomènes naturels et surnaturels du monde, tandis que les Modèles tirés des Archives, compilée seulement trente ans plus tard, est un manuel pour le gouvernement, et donc limité aux affaires administratives. Les deux encyclopédies reflètent pourtant bien le contrôle que ces deux empereurs ont eu sur leurs fonctionnaires et l’intérêt qu’ils eurent à recréer des traditions littéraires et érudites qui avaient été particulièrement mises à mal pendant la période chaotique précédant l’empire des Song en 960.
Hilde DE WEERDT : “L’encyclopédie comme manuel : vendre des encyclopédies privées chinoises aux XIIe et XIIIe siècles”
Sur la base d’un petit échantillon d’encyclopédies chinoises pour les examens, compilées en privé et publiées par une imprimerie commerciale, cet article examine comment l’expansion de la culture d’examen et de l’imprimerie ont modelé la production et la circulation des encyclopédies aux XIIe et XIIIe siècles. Il analyse comment les encyclopédies en sont venues à être produites et utilisées comme des manuels et comment elles sont devenues de plus en plus des outils de référence. Il offre aussi une discussion sur les évolutions matérielles des encyclopédies, ainsi qu’une analyse des politiques intellectuelles à la source de leur production.
Fu DAIWIE : “La multiplication des Biji ou Notes au fil du pinceau et ses relations à l’histoire des savoirs dans la Chine des Song (960-1279)”
L’histoire de la Chine ancienne donne à voir nombre de possibilités d’organisation des connaissances, différentes de celles sanctionnées par la science moderne. Cet article se concentre sur les catégories de savoir que présentent les formes de biji (« Notes au fil du pinceau ») qui fleurirent au cours de la dynastie Song. On y compte quatre parties. Dans une première section, l’auteur suggère deux types de classement différents des notes au fil du pinceau des Song. Le premier repose sur leur structure tandis que le second prend en compte une dimension historique. Selon l’auteur, ce dernier classe¬ment reproduit l’opposition qui se manifeste en ce domaine entre les deux encyclopédies (leishu) que sont le Taiping yulan et le Taiping guangji. La seconde partie se penche sur l’impact du contexte historique de la dynastie Song, marqué par une diffusion importante de l’imprimerie par xylographie, sur la maturation du genre des « Notes au fil du pinceau ». Ce lien étroit entre développement nouveau de l’imprimerie et culture des biji est discuté par comparaison avec les leishu, qui manifestent le même phénomène. Dans une troisième section, l’auteur amorce une discussion des relations intertextuelles entre les biji. Il suggère que les auteurs Song de ces formes de texte commencèrent de fait progressivement à se lire les uns les autres, à se citer et à s’évaluer, formant ainsi une communauté imaginaire. L’article s’appuie sur l’exemple de Shen Gua discutant du sens de l’expression wugui d’un poème de Du Fu pour examiner comment la discussion se poursuit et s’amplifie dans une dizaine de biji des Song. La quatrième et dernière partie analyse des types différents de biji, comme des notes sur des sujets divers ou au contraire consacrées à un unique thème, ainsi que leur interaction pour apporter un éclairage à l’histoire des savoirs sous les Song.
Benjamin ELMAN : “Collecter et classer : anthologies et encyclopédies au cours de la dynastie Ming”
Les leishu et les encyclopédies à usage quotidien des XVIe et XVIIe siècles se sont inspirés de collections de livres plus anciens, appréciés et utilisés par les lettrés chinois pour préparer les concours impériaux ou pour mener à bien leurs missions, grâce au matériau qui y était rassemblé. Depuis 1000, ces collections traditionnelles ont transmis une approche épistémologique spécifique pour explorer les choses, les événements et les phénomènes. Dès la moitié du XIIIe siècle, sous l’empire Mongol, de nouveaux types d’encyclopédies se développèrent, dont certains, du fait de l’expansion de l’imprimerie, de l’alphabétisation et de la culture du livre imprimé, gagnèrent un lectorat plus important que jamais. Ces nouvelles encyclopédies couvraient, d’une part, un champ de savoir plus étendu, et, d’autre part, elles incarnèrent une forme de classicisme appréhendant les choses/évènements/phénomènes textuellement, c’est-à-dire, de façon lexicographique et étymologique. En utilisant la forme encyclopédique, les compilateurs appliquèrent l’idéal d’« explorer les choses et étendre la connaissance » au-delà du corpus classique. Cette approche textuelle des études naturelles et du savoir pratique culmina avec la création de trésors textuels comparables à des « musées textuels ».
CHU Pingyi : “Archives de savoir : l’histoire du Chongzhen lishu (Traités calendériques du règne de Chongzhen)”
Par une réflexion sur l’histoire des éditions des Traités calendériques du règne Chongzhen, l’article vise à repenser le concept d’« archive ». Il avance l’idée qu’on ne peut simplement considérer une archive comme de l’information ou un organe de conservation passive et de traitement de documents, mais qu’il faut la voir comme le nœud d’un réseau de pouvoir qui se transforme de par les usages qui en sont faits. L’histoire de l’astronomie chinoise aux XVIIe et XVIIIe siècles peut être considérée comme la compétition entre jésuites et astronomes chinois pour la construction d’archives. L’article décrit l’histoire des Traités calendériques du Règne Chongzhen et montre comment la vie de cette archive est imbriquée dans le réseau socio-politique qui en sous-tend l’existence, et comment toute évolution de ce réseau transforme le sens de l’archive. Les Traités calendériques du Règne Chongzhen sont une collection d’ouvrages réalisée sur ordre impérial et destinée à traduire les connaissances mathématiques et astronomiques venues d’Europe au XVIIe siècle. Cet article montre comment le processus de compilation de l’ensemble et les variantes des éditions ultérieures portent la marque de luttes entre les différents groupes sociaux qui ont été impliqués dans la production de la collection et qui ont tenté d’imposer un sens à ce corps de connaissance par le truchement du format concret qu’ils lui ont imprimé, en sorte qu’ils ont muni la matérialité même de l’ouvrage de significations précises. C’est par une analyse du processus de compilation et des usages de l’archive que l’auteur amorce ainsi le déchiffrage des relations de pouvoir qui la sous-tendent.
Ann BLAIR : “Le florilège latin comme point de comparaison”
L’examen des florilèges latins, innombrables en Europe du Moyen Âge au XVIIe siècle, permet de mettre en évidence de nombreux parallèles avec les leishu chinois, et de suggérer tout le profit réciproque que pourraient en tirer les spécialistes de ces deux champs. L’article traite de problèmes de terminologie – en particulier la notion
d’« encyclopédie » –, des contextes d’emploi et des méthodes de compilation des florilèges.
Roger CHARTIER : “La muraille et les livres”
Ce texte de conclusion replace les six études proposées dans ce numéro dans trois contextes : 1. la confrontation entre deux techniques de reproduction des textes : la xylographie en Chine et la typographie en Occident, 2. la comparaison entre les différents genres encyclopédiques à l’Est et à l’Ouest : notes de lecture, recueils de lieux communs, collections de textes et encyclopédies proprement dit, 3. la tension présente dans chaque culture entre la crainte de la perte et la peur de l’excès, la prolifération et la raréfaction des textes.