Présentation
Un problème récurrent dans la théorie morphologique concerne le statut de la racine et son rôle dans la formation des mots. Le sens qu’on attribue à cette entité et la place qui lui est accordée dans la grammaire dépendent de la perspective théorique retenue et des langues considérées. Au sens classique du terme, hérité des travaux des comparatistes du xixe siècle qui lui ont attribué un statut théorique précis pour l’étude de l’évolution historique des langues indo-européennes (cf. Benveniste, 1935 , pour une synthèse), la racine est ce qui reste du « mot » après que tous les affixes lui ont été soustraits ; c’est l’unité porteuse de l’identité du mot, non autonome en syntaxe et que l’on peut retrouver dans d’autres mots constituant une famille morphologique. Dans les langues de type indo-européen, cette unité est alors définie comme monosyllabique, organisée autour d’un noyau vocalique qui peut être entouré de une à trois consonnes selon des schémas d’organisation limités. Les travaux ultérieurs en linguistique synchronique ont progressivement adapté la notion de racine, qui, bien que minimale, peut correspondre à des unités plurisyllabiques et autonomes en syntaxe (cf. Huot, 2005 , pour une application au français).
La racine est de fait souvent synonyme de radical ou de thème. On dira, par exemple, que rare, rareté, rarement, rarissime, raréfier, raréfaction, raréfiable partagent la racine rare tandis que devoir, devez, doit et dû partageraient, du moins à un certain niveau de l’analyse, la racine monoconsonantique d- (cf. Kilani-Schoch & Dressler 2005) .
Dans les langues afro-asiatiques, en particulier le sémitique, on admet que les mots reliés morphologiquement partagent une même racine, constituée entièrement de consonnes discontinues et véhiculant un sens général. Avec l’avènement dans les années soixante-dix de la phonologie autosegmentale, la racine consonantique acquiert un statut de morphème à part entière, exprimé à travers les représentations multilinéaires où l’on distingue le niveau de la racine des autres niveaux morphémiques (cf. McCarthy, 1979, 1981) .
Depuis, une littérature féconde s’est accumulée, établissant clairement une dichotomie typologique entre les langues afro-asiatiques, essentiellement sémitiques, dites à morphologie non-concaténative, et les autres langues où la morphologie concaténative prédomine.
Le développement de la morphologie lexématique (initialement « Word-based » chez Aronoff (1976) , puis « Lexeme-based » chez Anderson (1992) et seq.) et, avec elle, la définition du lexème comme unité d’input des règles morphologiques, ont remis en cause la notion classique de racine. En particulier, la représentation du lexème, qui traite forme et sens séparément, entre en contradiction avec la notion de racine qui ne dissocie pas ces deux propriétés définitoires. Ainsi, le stem (appelé « thème » ou « radical » dans la littérature française), domaine phonologique de réalisation des règles morphologiques, est dépourvu de sens. Sa qualité de pure forme sonore a notamment été mise au jour par Aronoff (1994 : chapitre 2) , dans l’étude de l’exemple le plus connu des « Priscianic formations » (Matthews, 1972) : la forme du participe actif futur du latin (laudāt-ūr- pour le verbe louer). Construit, non pas directement sur la racine du verbe (laudā-), mais sur le stem du participe parfait passif (laudāt-), le participe actif futur n’en hérite pour autant pas la valeur sémantique.
Outre ces exemples de verbes déponents du latin, la notion de racine achoppe à rendre compte des liens morphologiques entre unités construites dans les cas où les allomorphies des bases tendent vers une supplétion forte ou encore que les relations morphologiques ne sont pas marquées au moyen d’un affixe : comment reconnaître, par exemple, la racine de aigu dans acuité, de chaud dans chaleur ? Peut-on identifier une racine commune à beau et belle, œil et yeux, morphologiquement reliés sans affixation ?
Parallèlement, dans les langues sémitiques, domaine empirique couvert traditionnellement par les modèles morphologiques à base de racine et gabarit, la notion de racine consonantique est aussi remise en cause. De récentes études, principalement inspirées de la Théorie de l’Optimalité, proposent, à la place, de dériver les mots à partir d’autres mots existants. Les principaux arguments avancés contre ce morphème exclusivement consonantique concernent son caractère abstrait et son incapacité à rendre compte, le cas échéant, du transfert de propriétés prosodiques entre bases et dérivés : en arabe classique, par exemple, ʒundub (sg.)/ʒanaadib (pl.) ‘criquet’ affichent une voyelle finale brève, tandis que dans sultˁaan (sg.)/salaatˁiin (pl.) ‘sultan’ cette même voyelle apparaît comme longue. De même, en hébreu, les verbes dénominaux tels que flirtet ‘flirter’, fikses ‘faxer’ et trinsfer ‘transférer’ héritent de leurs bases flirt ‘flirt’, faks ‘fax’ et transfer ‘transfert’ des groupes consonantiques (voir Ussishkin 1999 ; Bat-El 1994) . La racine comme morphème exclusivement consonantique peine à rendre compte de ce type de propriétés.
Ce volume présente un ensemble d’articles qui met en évidence des arguments empiriques et théoriques en faveur de l’une ou l’autre des notions présentées ici (racine et radical/stem ) et des approches morphologiques qui les sous-tendent, contribuant à saisir les enjeux théoriques que les débats actuels en morphologie soulèvent.
Les trois premières contributions montrent, dans des cadres théoriques différents, la pertinence de la racine consonantique et son rôle dans l’analyse morphologique.
Dans l’article intitulé « La racine consonantique : évidence dans deux langages secrets », Mohamed Lahrouchi et Philippe Ségéral montrent à la lumière des données de deux langages secrets féminins en berbère tachelhit, tagnawt et taqjmit, que les locutrices sont capables d’isoler sans erreur dans les formes tachelhit les suites consonantiques de la racine et de les manipuler ensuite dans diverses opérations morphologiques. L’analyse proposée plaide clairement pour une morphologie à base de racine et gabarit (« Root-and-Template ») dans laquelle la racine consonantique est un morphème à part entière et le gabarit un objet construit, incluant des sites dérivationnels, sièges d’opérations morphologiques particulières.
Matthew Tucker examine, dans sa contribution, les formes verbales de l’arabe iraquien dans le cadre de la Théorie de l’Optimalité. L’approche adoptée, appelée Racine-et-Prosodie (« Root-and-Prosody »), réintègre la racine consonantique comme ingrédient principal dans la dérivation, là où la plupart des travaux « optimalistes » militent pour son abandon. Cette approche soutient que la base de la dérivation dans les langues à morphologie non-concaténative, dont l’arabe iraquien fait partie, consiste en une racine consonantique et un affixe vocalique. Quant aux gabarits, ils sont définis en termes d’unités authentiques de la prosodie et dérivés par une hiérarchisation des contraintes de marque prosodique (« prosodic markedness constraints »).
Dans la contribution de Nora Arbaoui, la racine consonantique est intégrée dans une analyse syntaxique de la forme II de l’arabe classique et en particulier ses différentes interprétations sémantiques (causative, intensive, déclarative, estimative, dénominative). La racine y est présentée comme un domaine √P où sont projetés des arguments, dominé par d’autres projections VP et vP.
Les deux contributions suivantes, à l’inverse, plaident pour une morphologie à base de lexèmes. L’article de Michel Roché, « Base, thème, radical », dessine les grandes lignes d’une description des allomorphies de la dérivation française dans le cadre théorique de la morphologique lexématique. Il renonce d’emblée à la notion de racine dans une approche synchronique de la morphologie, et interroge la notion de thème (stem dans la littérature anglosaxonne), en faisant apparaître la nécessité de distinguer, derrière cette notion, deux objets différents, le thème et le radical. Il montre en quoi le thème est propre au lexème (dont il est une des formes phonologiques), tandis que le radical est lié à la dérivation et se rapporte à la chaîne segmentale correspondant à la base dans le mot construit. La proposition de M. Roché se distingue par son originalité étant donné que la distinction qu’il opère entre thème et radical a été jusqu’à présent négligée dans la littérature. Alors que le radical est le plus souvent formellement identique à l’un des thèmes du lexème base, son article donne à voir d’autres situations où la formation du radical ne se limite justement pas à la sélection du thème. Il parvient ainsi à démontrer que toute l’allomorphie n’est pas inscrite dans le lexème.
L’article de Fabio Montermini, « The lexical representation of nouns and adjectives in Romance languages », traite de la forme exacte des représentations des unités stockées dans le lexique à partir de l’examen de la variation de formes dans la flexion des « nominaux » (noms et adjectifs) de trois langues, le français, l’italien et le catalan. Il examine les différentes théories qui permettent de rendre compte de ces données et présente une argumentation convaincante contre un modèle d’analyse morphologique basé sur les morphèmes et pour un modèle basé sur les mots (lexèmes), jugé cognitivement et typologiquement plus adéquat. En s’appuyant sur les modalités de l’analyse en « espaces thématiques », suivant, par exemple, les travaux de Pirrelli & Batista et Bonami & Boyé (cf. références dans l’article) et en examinant la manière dont flexion et dérivation interagissent, l’auteur montre que, si les notions de racine et de thème peuvent fonctionner comme des unités d’organisation dans certains cas, elles ne doivent pas être considérées comme des unités morphologiques sur une base universelle. Il conclut que les objets de la mémorisation lexicale par les locuteurs sont les formes de mots. Le lexème émerge comme une unité abstraite, un réseau de formes connectées par des fonctions spécifiques plutôt qu’une forme sous-jacente abstraite.
David Nicolas clôt le volume par un article hors thème où il examine les propriétés sémantiques des expressions massives de type wisdom ‘sagesse’ et love ‘amour’, dérivées d’expressions graduables wise ‘sage’ et to love ‘aimer’. Il propose un modèle général qui peut s’appliquer aussi bien aux noms massifs dérivés qu’aux noms massifs concrets.
Nous remercions les auteurs pour leurs contributions et les Presses Universitaires de Vincennes pour leur professionnalisme.
Florence Villoing & Mohamed Lahrouchi