Préface
Vincent MESSAGE
Le chômage de masse est devenu depuis bientôt cinquante ans l’un des traits structurants de notre paysage économique et social. La France comptait environ 600 000 chômeurs en 1975 ; après un premier pic au milieu des années 1990, le chômage a connu une légère décrue jusqu’à la crise de 2008 ; depuis, il n’a fait qu’augmenter et touche fin 2020 plus de 6 millions de personnes – sans préjuger des retombées à moyen terme de la pandémie de covid 19, encore très largement imprévisibles.
Enjeu politique décisif, le chômage est devenu une affaire de chiffres, au mépris des réalités sociales qu’il recouvre. Leur publication mensuelle a coûté cher à François Hollande, qui avait conditionné sa candidature pour un second mandat à l’inversion de la courbe. Alors que la culture libérale valorise la responsabilité individuelle, quitte à faire passer à l’arrière-plan les déterminismes sociaux, les chômeurs sont souvent pointés du doigt : on entend dire qu’ils seraient les premiers responsables de leur situation, qu’ils profiteraient d’un système d’aides trop généreux ou trop coûteux, voire qu’ils utiliseraient leurs allocations pour s’offrir des vacances à l’autre bout du monde. Les économistes sont nombreux à critiquer le dualisme du marché du travail français, marqué par un fort écart entre les salariés en CDI et les précaires – qui sont les premières victimes de licenciements en période de crise. Pourtant, quand les règles de l’assurance chômage sont réformées, et que les critères d’indemnisation se durcissent, comme cela a encore été le cas en 2021, c’est en faveur des salariés stables et au détriment de ceux qui ont fait de nombreux aller-retour entre emploi et chômage.
C’est pour retrouver les visages derrière les statistiques, et les nuances des voix individuelles s’élevant au-dessus des stéréotypes, que nous avons voulu nous mettre à l’écoute de personnes au chômage, mais aussi de celles et ceux qui ont pour métier de les accompagner. Menée au cours de l’hiver 2017-2018 depuis l’Université Paris 8, notre enquête est passée par un partenariat avec une agence Pôle emploi, une Mission Locale Objectif Emploi, chargée de l’insertion des publics jeunes, et l’association Solidarités Nouvelles face au Chômage, dont les bénévoles offrent un soutien psychologique et méthodologique aux chercheurs d’emplois, et grâce à laquelle nous avons pu collecter des témoignages dans différentes villes de France.
Le premier résultat de cette enquête n’a rien de surprenant : « le » chômage, « le » chômeur n’existent pas. Le phénomène touche toutes les catégories sociales et toutes les générations. Néanmoins, les publics les plus fragiles restent les jeunes peu qualifiés et les personnes qui approchent de l’âge de la retraite – mais aussi : les femmes plus que les hommes, et les personnes d’origines immigrées plus que celles dont l’histoire familiale s’est construite en France depuis longtemps. Il y a un monde entre les métiers de vocation, choisis et épanouissants, et les métiers alimentaires subis : présenter le travail comme une source d’émancipation, comme si le concept de travail désignait une réalité homogène, relève dès lors soit de l’aveuglement volontaire, soit de la mauvaise foi. De même, le chômage du cadre qui se sert d’une période de transition pour réfléchir à la suite de sa carrière ou commencer à mettre en place un projet personnel n’a pas grand-chose à voir avec celui de l’ouvrière cassée par des décennies de travail pénible et qui a peu de chances de retrouver un poste alors que sa survie matérielle à court terme en dépend.
Lié à l’expérience d’un temps sans repères et à une désocialisation souvent nocive, le chômage suspend les règles de l’existence ordinaire. Mais dès qu’elles le racontent, les personnes que nous avons interrogées parlent aussi de leur vie de façon plus générale. La réussite ou l’échec de la recherche d’emploi sont largement conditionnés par la levée de ce que les professionnels appellent les « freins périphériques », c’est-à-dire des problèmes très concrets de logement, de mobilité, de santé, d’équilibre familial. Parfois c’est l’obtention du permis de conduire qui débloquerait d’autres possibles, mais on n’a pas de quoi le financer. Parfois c’est la maladie d’un proche ou un accident qui cassent une trajectoire de façon irrémédiable.
Ce qui se dessine aussi, de témoignage en témoignage, c’est un positionnement politique, au sens large du terme, par rapport au monde du travail. Certains sont découragés par la répétition des échecs ou par de mauvaises expériences vécues dans de précédents emplois – qu’il s’agisse d’un non-respect du droit ou de cas de harcèlements. Leurs récits révèlent des rapports de force d’une dureté dont ceux qui conçoivent à l’échelle nationale les politiques de l’emploi paraissent ne pas vouloir prendre conscience. D’autres ne cherchent pas aussi activement qu’on l’exige d’eux, parce que, de par leurs qualifications et leurs origines sociales, ils ne peuvent prétendre qu’à des emplois très pénibles, qu’ils ne se voient pas supporter durablement. Ils ne veulent pas profiter du système – et n’ont pas l’impression de le faire en faisant valoir leurs droits à ce qui reste une assurance –, mais ils ne veulent pas non plus à l’inverse que le système profite d’eux, que l’essentiel de leur vie soit consacré à travailler pour des structures qu’ils jugent plus préoccupées par leur chiffre d’affaires que par leur utilité sociale.
Lorsqu’on surmonte la peur de l’inactivité et des regards réprobateurs, le chômage apparaît comme une expérience d’ordre métaphysique : elle force à se demander quelle direction on souhaite donner à sa vie ; quels compromis on accepte pour tenir compte de l’état du marché du travail, et à quelles soumissions en revanche on se refuse, parce qu’on ne veut pas basculer dans une vie qui paraît absurde. Beaucoup de chercheurs d’emploi de fait ont moins honte d’être au chômage que de ce qu’on a pu leur demander de faire dans leur travail, ou de la comédie sociale que la recherche d’emploi les oblige désormais à jouer.
De l’autre côté de la table et de l’écran, les conseillers sont là pour aider les demandeurs à préciser leur recherche ou à formuler un nouveau projet professionnel. Ils connaissent bien les besoins des entreprises dans leurs bassins de recrutement, de même que les techniques qui permettent, lors de l’envoi de CV ou d’entretiens, de forger un récit de soi qui réponde aux attentes. Aux plus jeunes ou aux moins expérimentés, il faut apporter une vision réaliste du marché du travail, sans leur couper les ailes. Réparer avant tout l’estime de soi cassée. Avant tout redonner confiance. Pour espérer y parvenir, l’enjeu reste de garder du temps pour l’écoute, que le téléphone et les visioconférences ne peuvent pas remplacer, et cela malgré la pression des financeurs et des tutelles, qui demandent de rendre des comptes sur chaque euro investi et qui surveillent de près les indicateurs de performance. De Pôle emploi à la Mission Locale, c’est aussi un quotidien professionnel qui se révèle, celui d’acteurs portés par le souci d’accompagner des publics fragiles, dans des institutions mises en tension par le financement serré du service public de l’emploi.
Les treize autrices et auteurs de ces textes suivaient à Saint-Denis et à Nanterre les masters de Création littéraire et de Mise en scène et dramaturgie lors de l’enquête qui a abouti à ces textes. Ils ont décidé très librement de la forme qu’ils souhaitaient leur donner. Certains restent au plus proche des matériaux de l’enquête, de ce qui s’est dit au dictaphone ou dans l’échange en face-à-face – et il n’y a guère alors que les prénoms de modifiés. D’autres sont partis du réel documentaire pour le nouer avec leur histoire personnelle, avec le sentiment aigu qu’on n’enquête pas de nulle part, mais toujours en apportant dans les questions qu’on pose et le regard qu’on porte des préoccupations, des obsessions ou des névroses. Ce recueil explore ainsi tout le spectre de ce qu’on appelle parfois la littérature du réel ou, en transposant l’approche du new journalism anglo-saxon, la non-fiction narrative : il appartient aux lectrices et lecteurs de sentir quand le texte s’en tient à la mise en valeur des témoignages recueillis, et quand il s’en éloigne pour les réinventer et mieux rendre justice à l’expérience vécue. Le pacte de lecture reste néanmoins clair : les fictions ne se cachent pas d’en être, et les textes documentaires sont repérables comme tels. La postface de ce volume revient en détail sur les enjeux esthétiques et éthiques qui sous-tendent une pareille enquête littéraire.
À l’heure où j’écris ces lignes, des secteurs entiers de l’économie sont à l’arrêt, du tourisme à la restauration, de l’événementiel au transport aérien. Les salles de théâtre et de concert sont fermées, de même que les cinémas. Des centaines de milliers de personnes ignorent quand leur domaine d’activité pourra retrouver son fonctionnement ordinaire, et combien d’emplois seront alors recréés. L’écriture de ce livre précède cette crise sans précédent, à l’exception du texte « C’est humain », ajouté à l’ensemble pour rendre compte de ce que la pandémie de covid 19 a changé pour le monde du travail. Les voix qui traversent le volume soulignent qu’un retour au statu quo ante serait en fait un retour à l’anormal : cela fait des décennies que réussir à trouver un emploi qui ait du sens, assez rémunéré pour vivre confortablement et où les conditions de travail soient bonnes relève du parcours du combattant – de l’exception et non plus du sort majoritaire.
Dans le discours politique et médiatique, le chômage est présenté comme le pire des maux, et sa réduction comme la seule manière de lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Ce deuxième postulat mérite d’être remis en cause. Tout d’abord parce que les gains de productivité réalisés dans l’industrie, dès à présent avec l’automatisation, et demain grâce à l’intelligence artificielle, rendent l’horizon du plein emploi de plus en plus lointain. Ensuite, parce que les pays qui ont flexibilisé leur marché du travail et laissé se développer des emplois plus précaires ont vu leur taux de pauvreté augmenter, comme en Allemagne depuis 2005. Enfin, parce que la recherche d’une croissance créatrice d’emplois continue de se faire pour l’heure au prix d’une aggravation de la crise écologique, qui menace à moyen terme tous les équilibres de nos sociétés. Puisqu’il est impossible de découpler l’augmentation du PIB et celle de la quantité d’énergie que nous utilisons, il serait temps de ne plus valoriser les emplois où la destruction de capital naturel l’emporte sur la création de capital matériel. La souffrance au travail est liée pour une bonne part au fait que des millions de citoyens, conscients que leur activité est nocive socialement ou écologiquement, ne peuvent pas s’en désengager, tant ils en dépendent pour survivre. La réflexion sur l’instauration d’un revenu universel d’existence mérite de ce point de vue d’être poursuivie et amplifiée. Dans ce grand désarroi, du fond de cette grande crise, écouter ce qu’ont à dire celles et ceux qui ont connu le chômage devient une démarche indispensable pour repenser en profondeur la place que le travail occupe dans nos vies.