Paris 8 - Université des créations

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Collection La Philosophie hors de soi
Nombre de pages : 294
Langue : français
Paru le : 12/07/2018
EAN : 9782842928452
Première édition
CLIL : 3126 Philosophie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782842928452

Version numérique
EAN : 9782842928483

Sexe, cosmos et utopie

Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier

Une pensée sexuelle utopique au tournant des Lumières.

Entre 1759 et 1822, Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier coopèrent à distance et sur le mode de la fiction à la formation d’une utopie sexuelle libérale. À travers leur imagination utopique, qui oscille entre le cosmique, la science-fiction et le merveilleux, se dégage un nouveau mode d’organisation de l’amour, ni étatique ni marchand, à la fois coopératif, ludique et profondément gai.

Ouvrage publié avec le soutien financier de l’Institut universitaire de France.

Auteur·ices : Samzun Patrick

Introduction. Pourquoi et comment prendre soin de la pensée sexuelle utopique

Cosmo-fictions amoureuses

Introduction.
Textures du cosmos sexuel utopique
I. Diderot cinérographe
II. Métempsycose et sexualités
Conclusion. Le cosmos contre le « lamentable petit secret familialiste »  

(Re)faire sexuellement société : qu’est-ce qu’une politique sexuelle utopique ?         

Introduction.
Sur la Terre comme au ciel, logiques de la comprescence
III. Critique cosmique du couple exclusif
IV. Mécanique et dynamique des amours plurielles
V. Rétif : le retour du « familisme » et du patriarcat ?
Conclusion.Manifeste pour une politique sexuelle « transambulatoire »   

  La gaieté utopique. Enquête sur la composition affective  de la coopérative sextuelle DRF   

Introduction.
Les affects sextuels utopiques
VI. Diderot gaillard
VII. La gaieté procréative de Rétif
VIII. Fourier ou la gaieté baroque
Conclusion.
La vection affective des êtres de fiction sexuelle utopique 

Conclusion. Penser avec les fictions sexuelles utopiques
Bibliographie des ouvrages cités  

En relisant des textes utopiques écrits au tournant des Lumières par Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier, Patrick Samzun propose de régénérer notre imaginaire sexuel à l’ère de la merchandisation des fantasmes en réseau. Il explore les ressources cosmiques, éthiques et politiques d’une pensée utopique originale qui se refuse à régenter autoritairement la sexualité. Il suggère ainsi par un geste de lecture coopératif des dispositifs pratiques et ludiques d’harmonisation de nos variétés amoureuses.

Un socialisme sexuel libertaire s’en dégage, qui accompagne les mouvements de la matière et de l’énergie sexuelle dapuis les atomes jusqu’aux astres et ouvre à de nouveaux mondes amoureux sans frontières de sexe, de classe, de race ou de nation.

 

Patrick SAMZUN, docteur en littérature française, enseigne la philosophie au lycée Marcel Sembat de Vénissieux. Il travaille sur Charles Fourier et la pensée libertaire.

Introduction.

Pourquoi et comment prendre soin de la pensée sexuelle utopique
Patrick Samzun

Il y a deux façons de consommer les énoncés théoriques : celle de l’universitaire qui prend ou laisse le texte dans son intégrité, et celle de l’amateur passionné, qui à la fois le prend et le laisse, le manipule à sa convenance, essaie de s’en servir pour éclairer ses coordonnées et orienter sa vie. La seule attitude recevable dans ce domaine, c’est d’essayer de faire fonctionner un texte. (GUATTARI Félix, « La fin des fétichismes[1] »)

1)    Fragilité de la pensée sexuelle utopique

La pensée sexuelle utopique a besoin de nous. Elle est fragile, vulnérable et vit d’une existence « fantômale » : un rien, un souffle malveillant suffit à la faire tomber de son « pavois[2] » instable et à l’éparpiller dans le néant de l’histoire littéraire et philosophique. Qui prend soin d’elle ? Et d’abord pourquoi faudrait-il même prendre soin d’une pensée aussi dispersée, bizarre, pour ne pas dire douteuse, et surtout, peut-être, archaïque ?

Tout bien pesé, Diderot (1713-1784) appartient aux Lumières, la grande lumière des auteurs majeurs et canonisés, qui ont fait leur devoir militant pour éclairer et faire « progresser » notre pauvre « civilisation ». Rétif de la Bretonne (1734-1806), lui, a rejoint progressivement d’autres lumières, moins claires, plus confuses, effrangées d’irrationnel, de mysticisme et de mesmérisme : c’est ce fameux « tournant[3] » où les Lumières, devenant illuministes, éclairent moins la raison qu’elles ne la recomposent autour d’une multitude de savoirs dissidents, pas toujours très raisonnables. Quant à Fourier (1772-1837), il a résonné un temps des grandes orgues surréalistes depuis l’Ode[4] d’André Breton jusqu’à ses Œuvres complètes[5] éditées par l’une de ses disciples, Simone Debout. Mais depuis Butor[6] et Barthes[7], Fourier a progressivement rejoint les seuls rayonnages qu’il n’avait jamais vraiment quittés, ceux de Charles Gide, de l’histoire du socialisme ou de la « science sociale[8] » : peu de philosophes s’y réfèrent aujourd’hui ; virtuellement aucun littéraire.

Il est vrai qu’il est difficile de ne pas sourire devant les taxinomies incongrues de Fourier. Et même, comment ne pas être attendri, comme on l’est devant un enfant ou un fou qui divague, par la minutie rococo des tableaux de la vie harmonienne ? Breton avait essayé de les replacer dans l’orbe de la poésie humoristique et noire ; Barthes y avait généreusement discerné une « contre-rhétorique[9] », « charmante et saugrenue », « dérangeant l’institution du langage ». Et Macherey prolonge aujourd’hui le geste généreux de Barthes, en étudiant le charme déconcertant de tous ces détails, qui offrent comme une vue rasante sur le quotidien de l’utopie, ses « ornières et dérives[10] », mais aussi son burlesque « gastrosophique », composé de tableaux à la fois agronomiques, culinaires et diététiques. Fourier a de l’humour mais pas toujours du goût – bien qu’il soit « gastrosophe ». Et que dire du natalisme forcené de Diderot et Rétif, qui les enfonce conjointement dans les bas-fonds idéologiques de leur époque, bénies Lumières qui ont laïcisé l’idéal reproducteur du mariage religieux ? Chez l’un, cela conduit à une hiérarchie des valeurs sexuelles, qui place plus haut l’acte utile que l’acte agréable, tandis que l’autre dérive dans un colonialisme pansexuel qui fait souvent frémir.

Enfin, et surtout, on fera la comparaison avec le tendre et le bel aujourd’hui : de quelles utopies avons-nous besoin, nous qui les avons réalisées et qui vivons sous leur emprise généralisée ? Nous vivons en effet le triomphe globalisé et technicisé de l’imaginaire sadien : la machine à fantasmes sadienne a embrayé sur la méga-machine molécularisée de notre époque hyper-connectée. Tous les fantasmes sont consommables – littéralement. Il suffit pour cela de payer une connexion internet, ou bien de vivre au pays du travaillisme hyper-technologique, le Japon, pour constater que les bibliothèques de nos modernes Otaku[11] sont pleines des plus sordides-sadiennes imaginations pornographiques, et qu’il n’est pas besoin de séjourner comme le maître en prison pour les faire vivre, plus que virtuellement : au Japon, on viole et on consomme littéralement la chair violée à l’ombre des mangas post-sadiens.

(…) Dans l’ensemble, l’otaku est un garçon calme et sans histoire, qui lit et visionne obsessionnellement.

Tsutomu Miyazaki était ainsi pendant des années, l’otaku classique, loin d’être adoré par le groupe social, mais toléré. Il était taciturne, sortait peu, parlait peu. Or un jour, il passa à l’acte et tua les quatre petites filles des environs de Tokyo. Il fit d’elles tout ce qu’on peut imaginer de pire. Il eut des relations sexuelles avec leurs cadavres, découpa des morceaux, en mangea après les avoir fait cuire et en envoya d’autres aux parents des fillettes accompagnés de messages qu’il signait du pseudonyme Yuko Imada, nom d’une héroïne de manga porno et violent[12].

L’utopie a passé sa date de péremption, dépassée par le rythme du capitalisme micro-machinique, qui a investi moléculairement nos désirs, en miniaturisant ses appareils de capture : Tsutomu Miyazaki disposait d’un magnétoscope et d’une « grosse bibliothèque » entre 1988 et 1989 ; nous portons aujourd’hui dans nos poches la méga-machine à fantasmes de Sade.

A quoi bon dès lors utopiser encore la sexualité ? Nous n’avons plus besoin de l’infini de ses possibles, nous avons besoin de chastes relations pour de vrai, et d’un néo-romantisme amoureux. Perce précisément aujourd’hui la vogue de ces manifestes réactionnaires qui voudraient réenchanter la rencontre amoureuse des noblesses du platonisme ou du romantisme. Il y a les épigones maladroits, Yann Kerninon[13], et les maîtres auto-proclamés, le très platonicien Alain Badiou, qui attaque du même venin le libéralisme économique et le libéralisme moral pour promouvoir les vertus de la Fidélité[14] et infinitiser l’événement amoureux, comme trouble essentiel qui nous fait communiquer avec le sacro-saint Banquet des Idées de l’Amour.

A quoi bon surtout puiser chez des auteurs pervers (Rétif est connu pour ses penchants incestueux) ou maniaques (Fourier a certes un brin de folie taxinomique), ou bien chez les délires rêveurs d’un auteur pourtant majeur (dans le Rêve de D’Alembert[15]), les linéaments d’une nouvelle pensée de la sexualité ? Depuis, nous avons eu l’orgone de Reich[16] ou les machines désirantes anti-oedipiennes de Deleuze/Guattari[17] pour ressourcer libertairement notre pensée de la sexualité. Il nous faut donc expliquer la nécessité d’un trajet dans le passé littéraire dispersé de la pensée sexuelle utopique.

 

2) Nécessité de prendre soin de la pensée sexuelle utopique aux confins des Lumières

a)   « DRF » : une vection coopérative d’utopisation

L’amour occidental « moderne[18] » souffre des ambiguïtés du processus de « libération sexuelle », et paradoxalement de l’assouplissement des conditions du choix amoureux. E. Illouz[19] décrit avec précision comment les modifications dans « l’architecture » et « l’écologie » des choix amoureux réalisent dans le domaine du sentiment et de la sexualité les promesses de liberté, d’autonomie et de pluralisme de la modernité occidentale – et produisent cependant une nouvelle souffrance : comment choisir quand on a tant de choix ? Pourquoi choisir alors qu’on peut changer, divorcer, papillonner ? Comment reconstruire les conditions d’une fidélité « transcendée » par le pivotement[20] perpétuellement suggéré de nos partenariats ? Telle est l’une des données les plus actuelles du problème sexuel, où l’on voit déjà opérer la pensée sexuelle utopique d’un Fourier (c’est le grand fictionneur de la fidélité-infidèle). Une autre donnée, ou plutôt construction médiatique, appartient au registre imaginaire et affectif : notre imaginaire sexuel est littéralement « consterné[21] », c’est-à-dire étonné et épouvanté, et du même coup notre pensée se trouve « fixée » par la figuration et la narration polymédiatique continue du crime sexuel, qui imprègne à la fois les journaux télévisés et les séries policières. Comment surmonter le vertige ressenti devant l’infini des possibilités amoureuses et l’affolement produit par les figurations médiatiques du crime sexuel ?

Nous n’avons pas besoin de grandes théories et de grands discours moralisateurs à la Badiou ; nous avons besoin de tracer des lignes dans notre présent, qui l’aèrent et l’égayent. Et c’est pourquoi nous avons en même temps besoin de forces qui nous aident à tracer ces lignes, en commençant généreusement à les tracer pour nous malgré la distance des siècles : il s’agit de forces transtemporelles dont l’action ne meurt pas avec leurs auteurs – en l’occurrence Diderot, Rétif et Fourier, associés en une co-opération désignée par leurs initiales DRF –  mais se prolonge à travers leurs acteurs fictionnels. L’acronyme « DRF » pourrait dès lors servir à désigner ce passage de relais ou de vie fictionnelle, comme le nom d’un vecteur en géométrie. C’est cette persistance de l’action fictionnelle DRF, comme mouvement de reconfiguration, ou plus exactement d’aération, de réenchantement et d’égaiement de notre pensée sexuelle, que nous appelons vection[22] d’utopisation. Dès lors, DRF ne se rangent pas confortablement dans la structure générique de l’utopie classique (More, Campanella en particulier), ils en dérangent les coordonnées pour nous procurer un inconfort salutaire de pensée. La subversion utopisante agit sur et à travers les formats littéraires de la fiction.

Une sensibilité littéraire donne le moyen, nous semble-t-il, d’embrayer efficacement sur les intuitions de Guattari et de nous hisser à la hauteur de la « révolution moléculaire[23] » qui se déroule sous nos yeux et sous nos peaux. Comme il le suggérait lui-même à travers la notion de « paradigme esthétique[24] », il y a dans l’art, et plus précisément pour nous, dans les ressources multiples de la fiction, une puissance de parasitage des grandes inerties médiatiques et imaginaires, au sens où la fiction est capable de tracer des lignes de force auto-consistantes. Ce ne sont pas seulement, à la manière dont Ruyer envisage la pensée utopique[25], des lignes obliques ou latérales, qui pousseraient en marge du présent, et qu’un œil exercé, celui de l’utopiste, serait capable de découvrir et de faire pousser davantage : ce ne sont pas des possibles, mais des « êtres de fiction » utopiques, c’est-à-dire une variété branchée sur un mode d’existence à part entière, celui des  « êtres de fiction » exploré par Souriau et creusé par Latour.

b)   Qu’est-ce qu’un « être de fiction » ? L’expérience littéraire comme sollicitude et assujetissement 

Pour Souriau, c’est un mode d’existence fragile et « transitoire » (DME, p. 133), qui imite le statut des choses sans pouvoir s’identifier à elles : « ils [les êtres de fiction] n’ont pas, ils imitent le statut réique » (ibid., p. 134). Cependant, les êtres de fiction possèdent une certaine positivité à l’intérieur de « ‘l’univers du discours’ littéraire » (p. 133) et plus généralement artistique ; ils finissent par s’émanciper en quelque sorte de leurs créateurs et à vivre d’une vie autonome, au point qu’« on a pu étudier quelques-uns d’entre eux dans le même esprit objectif que ceux de l’histoire naturelle, de l’histoire ou de l’économie politique » (p. 132). Et Souriau de citer « Hugo préparant Les Misérables, [qui] avait fait les comptes de Jean Valjean pour les dix ans où il n’apparaît pas dans le roman » (ibid.). On songe aussi aux biographies fictives de héros de cinéma dont les acteurs s’imprègnent pour coller à leur rôle : c’est ce que Souriau appelle « une existence syndoxique, sociale, bien positive » (ibid.). Mais cette existence, ou plus exactement, selon ses propres termes, cette « tendance à l’existence » ne concerne vraiment que certains êtres, tels Jean Valjean ou Don Juan, que cite aussi Souriau, qui deviennent des types. Pour les autres pèse toujours la menace de l’évanouissement dans l’imaginaire. Or les êtres de fiction, s’ils n’ont pas « l’ubiquité, la consistance » (134) des choses du monde – ce que Souriau appelle « l’assiette réique et ontique » (ibid.) – se rattachent bel et bien à un « phénomène de base » (133) qui spécifie mieux leur mode d’existence que la notion vague d’imagination : la sollicitude.

De ces êtres, on pourrait dire qu’ils existent à proportion de l’importance qu’ils ont pour nous – soit que nous nous inquiétions de beaucoup de choses, soit qu’une seule nous soit nécessaire. Ainsi, comme il y a des imaginaires, il y a des émotionnels, des pragmatiques, des attentionnels (si l’on ose dire) ; les importants de tel ou tel soin ou de tel ou tel scrupule ; bref une existence sollicitudinaire. (133-134)

Les êtres de fiction ne jouissent donc pas d’une existence substantielle mais conditionnelle : leur réalité dépend de « la grandeur ou l’intensité de notre attention ou de notre souci » (134).

Latour reprend à Souriau la notion de sollicitude, mais il l’articule à celle d’assujettissement. Les êtres de fiction ont besoin de notre sollicitude ; mais en même temps, ce sont eux qui, par leur intensité existentielle[26], sollicitent cette sollicitude. Ils en indiquent la voie :

Leur cahier des charges [celui des êtres de fiction] inclut cette clause particulière que nous devons les continuer sans pouvoir pour autant les inventer. Ils ont ceci d’asymétrique, d’instable et, en quelque sorte, de penché qu’ils viennent à nous et exigent de nous que nous les prolongions, mais à leur façon, qui n’est jamais dite mais seulement indiquée. (246)

Non seulement, dit Latour, « nous nous trouvons sur leur trajectoire ; nous sommes une partie de leur trajet » (ibid.), mais ce trajet même crée ou transforme notre propre subjectivité :

Si l’œuvre a besoin d’une interprétation subjective, c’est dans ce sens très particulier de l’adjectif que nous y sommes assujettis, ou plutôt que nous y gagnons notre subjectivité. Celui qui dit « J’aime Bach » devient pour une part le sujet capable d’aimer cette musique ; il reçoit de Bach, on peut presque dire qu’il en « télécharge », de quoi l’apprécier. Émis par l’œuvre, ce téléchargement lui permet d’en être ému en devenant peu à peu l’« ami des objets interprétables ». (244-245)

Autrement dit, les êtres de fiction pour Latour ont une existence processuelle et interactive, qui relève d’une « création continue » (246) – création à plusieurs : leurs auteurs sont moins des créateurs que des « mandants » (244), laissant vivre leur vie à leurs messagers fictionnels, dont les destinataires font partie intégrante du trajet d’instauration, au point de s’y découvrir eux-mêmes (ou plutôt autrement) en cours de route. Latour dit que ces êtres « font réseaux » (246) ; nous disons que leur instauration est coopérative, en ajoutant un nœud à ces réseaux, la coopération entre plusieurs mandants et plusieurs mandataires, ici Diderot, Rétif, Fourier et leurs délégués fictionnels.

c)    Le problème du genre littéraire utopique

Le problème, cependant, bien dégagé par les lectures que proposent Ruyer et Macherey des utopies « classiques », est qu’un gouffre semble séparer l’histoire et les formes notamment politiques de ces utopies, et ce que nous appelons « vection coopérative d’utopisation » : ce gouffre n’impose-t-il pas un changement de concept, eu égard notamment à la contrainte qu’exercent les « systèmes » utopiques ? Pourquoi chercher des forces libératrices (de notre imaginaire) dans une tradition aussi peu libérale en apparence ? Comme le dit Macherey :

Chez More et Campanella, qui peuvent être pris comme les emblèmes d’une utopie de type « classique », celle-ci revêt avant tout un caractère institutionnel, étatique et politique : les systèmes qu’elle met alors en place sont, de façon frappante, contraignants, on serait tenté de dire totalitaires, en contradiction avec le programme émancipatoire qui, pourtant, les définissait au départ ; et c’est cette inquiétante contradiction qui retient de les prendre tout à fait au sérieux[27].

Si le cas de Bacon diffère quelque peu, car celui-ci déplace « la fiction utopique sur un nouveau terrain, où la réflexion sur le rôle social de la science joue le rôle principal[28]», force est de reconnaître que le genre utopique classique a ses « tares », en particulier sur la question de l’organisation de la société. Ces tares (« fixisme[29] », « la société considérée comme jeu de puzzle[30] »), Fourier, notamment, les traverse en partie : notre travail consistera non pas à masquer ces tares, qui sont bien réelles, mais à examiner comment mot à mot, d’un texte à l’autre au sein du Nouveau Monde amoureux (1816), et d’une œuvre à l’autre, jusqu’à la Théorie de l’Unité Universelle[31] (1822), acmé de sa pensée utopique (avant qu’il ne se consacre exclusivement à vanter les mérites économiques de sa théorie) – comment Fourier les travaille, les creuse et les sculpte fictionnellement au point de les utiliser comme ressorts actifs, constructifs et jouissifs de sa pensée sexuelle. On pourrait dire qu’il utopise ces tares en composant le texte troué, fragmentaire de son utopie sexuelle. De ce point de vue, le statut même du manuscrit qui est parvenu jusqu’à nous sous le titre de Nouveau monde amoureux, alors même qu’il n’a jamais pris la forme d’une œuvre achevée[32], est essentiel pour comprendre ces effets de trouage et de fragmentation, qui empêchent formellement de réduire le projet sexuel utopique de Fourier aux formats classiques, pleins et dogmatiques, du discours utopique traditionnel. Si Fourier pratique l’utopie à l’intérieur, ou plutôt sur les marges du genre utopique, dont il ne méconnaît pas une certaine tradition (en particulier Fénelon[33]), c’est à sa manière involontaire et créative, faite d’ébauches successives de plans (voir les notes philologiques de Simone Debout, au début de nombreuses « séquences »), rarement respectés à la lettre, et disséminés par un travail du texte (néologismes, tables, épisodes fictionnels, etc.) à la fois hétéroclite et insolite. On pourrait parler d’un accouchement ludique et visionnaire.

De même, Rétif, en suivant le trajet des « amphitryonades » de son héros Multipliandre, parvient à s’écarter, par pur émerveillement ludique, de ses propres penchants utopiques à l’ordre patriarcal et au colonialisme sexuel. A cet égard, nous espérons montrer que l’opération du merveilleux, qui permet à Multipliandre de varier son identité en changeant de corps, de voyager dans l’espace et ainsi de « visiter » de nouveaux corps non-humains, permet de modifier et d’assouplir sinon complètement, du moins par éclats, le schématisme des dispositifs utopiques de la Découverte australe (1781), l’autre grand roman utopique de Rétif.

Enfin, on ne saurait se contenter du Supplément au Voyage de Bougainville pour explorer la pensée sexuelle utopique de Diderot : même si Otaïti sert moins de modèle sexuel idéal que de miroir critique de la civilisation européenne, la norme sexuelle nataliste y est fondatrice alors qu’elle est mise entre parenthèses dans d’autres dispositifs fictionnels, plus joueurs, notamment dans Jacques le fataliste.

C’est que les vections d’utopisation dessinées par DRF ne sont pas purement et simplement fictionnelles ; ce n’est pas la fiction en elle-même, ou en général, qui effectue cette vection. C’est la fiction en tant qu’elle est modulée par des êtres de fiction singuliers et associés qui peut effectuer cette opération. Autrement dit, son énergie imaginative, passant notamment par le merveilleux, sa belle humeur, souvent très gaie et même gaillarde, sa liberté d’allure sont essentielles à son efficacité utopisante. C’est donc la forme ou plutôt la prise de forme singulière et coopérative des « êtres de fiction » « DRF » qui fait littérairement utopie. Barthes appelait cela « écriture » plutôt que « style » : non seulement Diderot, mais également Rétif et même Fourier – que l’on a trop réduits à l’état de victimes d’un « style » incontrôlé – mènent un travail qui relève proprement de « l’écriture », telle que la définit Barthes : non une simple « hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses », c’est-à-dire le secret et la solitude du « style », mais tout autant « le choix général d’un ton, d’un éthos », prenant la force d’un « acte de solidarité historique » entre eux et avec la société où s’expérimente la « réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume[34] ». Cette « écriture » désigne sinon un mode d’existence, du moins un type d’« insistances[35] », c’est-à-dire une « opération de pesée et de poussée », par laquelle « le système se défait en systématique, le roman en romanesque » ; et cela permettait à Barthes de ne plus voir en Fourier un « utopiste », mais un « scénographe : celui qui se disperse à travers les portants qu’il plante et échelonne à l’infini. »

Or ce mouvement de dispersion infinie de l’auteur dans sa scénographie décrit parfaitement pour nous le geste collectif d’utopisation opéré par Diderot, Rétif et Fourier : non seulement ils forment un trio, en mettant en scène, c’est-à-dire pour nous en fiction, leur pensée sexuelle ; mais ce trio, ou plutôt son acronyme, ne désigne lui-même (mais c’est cela le geste d’utopisation) que la « poussée » de leurs mandataires fictionnels. Fidèlement-infidèles à Barthes, et reproduisant le geste subversif du vol qu’il préconise pour « fragmenter le texte ancien de la culture, de la science, de la littérature[36] », nous lui volons le concept d’écriture pour n’en garder que la libido (qu’il évoque implicitement sous les termes d’« emportement », de « déploiement », et de « jouissance »), « laissant se détacher, comme une mauvaise peau, [son] sens reçu », intransitif et « sans objet »[37] – et c’est ce vol que nous proposons de maquiller sous l’expression de « modulation fictionnelle ».

d)   Les modulations fictionnelles du genre utopique

C’est ici qu’apparaît l’intérêt d’associer nos trois auteurs et plus exactement leurs diverses créatures fictionnelles. Les associer, c’est aussi les faire pencher les un(e)s vers les autres, c’est montrer que l’utopie est moins un genre figé, qu’un geste collectif d’utopisation où, à trois au moins, on coopère littérairement – par les phases complexes d’un mouvement continu de modulation qui entretient des résonances subtiles – pour infléchir et vectoriser le genre utopique.

Il faut ici être précis et éviter le jargon inutile : il y a des forces d’utopisation servant à libérer notre imaginaire sexuel. Ces forces utilisent la fiction pour s’exprimer, se tracer dans l’être : la fiction est leur ressource, leur texture. Or l’enquête sur les textes DRF montre que cette ressource est en réalité multiple, mobile et hybride : elle change de coordonnées d’un texte à l’autre, elle contamine d’autres modalités d’inscription et d’expression, notamment le discours argumentatif. L&rs

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