Introduction
Céline Frigau Manning
Marie Nadia Karsky
La question de la traduction théâtrale fait l’objet, depuis les années 1970 au moins, de nombreuses études concentrées sur la spécificité d’une mission à l’interface entre le texte et la scène, entre les temps du traduire et du jouer. La dimension physique et matérielle du texte entre alors tout particulièrement en jeu, incarnée par l’acteur après avoir été sondée par le traducteur, dont le corps – voix, souffle, gestes ou encore déplacements – sert de premier vecteur à la matérialité du texte. « Projection dans l’utopie de la représentation », selon les mots d’Éloi Recoing, la traduction théâtrale est un appel à se projeter dans la bouche et le corps des acteurs. Cet élan vers le corps de l’autre que constituent la pratique traductive et la réflexion qui l’accompagne ne doit certes pas occulter le corps du traducteur, car traduire, c’est bien engager son propre corps face au corps du texte :
Déjà tu t’engages à lire le texte à haute voix. Comprendre, entendre la tessiture d’une voix. Ne faut-il pas que le texte soit ouï ? Parole en acte que celle du théâtre. Tu voudrais que ton corps garde mémoire du rythme de l’écriture. Car tu pressens que c’est le rythme qui rend la forme visible. Ainsi commence le corps à corps avec l’écriture de l’Autre. […]
Tu remets tes pas dans les pas d’un autre, tu reconnais dans l’écriture étrangère la trace d’un corps écrit, tu respires au rythme de l’Autre ou du moins tu le crois.
Une telle expérience suppose bien sûr de s’attacher à l’« oralité » du texte à traduire et du texte traduit, à condition que cette notion soit entendue dans toute sa complexité : le traducteur est à l’écoute de voix en puissance, anticipant les voix d’autrui, soucieux de dire avant de traduire, de dire pour traduire. Or trop souvent, l’accent est mis sur la performability : concept anglophone réputé difficile à traduire, généralement désigné en français sous le terme de « jouabilité », il est régulièrement réduit à celui de speakability, comme le regrette notamment David Johnston. Se demander, selon les expressions courantes, si le texte traduit « sonne bien » ou « juste », ou encore s’il « passe bien à l’oral », reste en effet limité. Patrice Pavis a justement souligné combien la traduction théâtrale résiste à toute catégorisation a priori : « la traduction théâtrale n’est jamais là où on l’attend : non pas dans les mots, mais dans les gestes, non pas dans la lettre, mais dans l’esprit d’une culture, ineffable mais omniprésente ».
La dimension corporelle, étroitement liée à une culture comme expérience partagée, n’intervient pas que dans un second temps, dans le passage du texte de la page à la scène, dans le transfert vers le corps de l’acteur : elle est au fondement même du geste de traduire. Respirant le corps de la pièce qu’il a face à lui, le traducteur ne s’efforce pas seulement de respirer au rythme de celle-ci, mais encore de lui donner le souffle qui, pour un Vilar, ferait justement défaut aux textes traduits. C’est là un travail corporel et spirituel à la fois, véritable « corps à corps avec l’écriture de l’Autre ». Le titre du présent volume affirme le projet qui nous a réunis : interroger, y compris dans sa corporalité, la dimension plurielle de la traduction pour le théâtre, communauté d’expérience.
Tel est le parti pris qui anime les auteurs de cet ouvrage. Notre première partie, interrogeant la nature multiple et les mutations du texte théâtral, est consacrée à l’écoute du traducteur. Françoise Decroisette plonge ainsi le lecteur dans la matière verbale d’une réplique de La locandiera, pour la suivre au plus près de la langue et de la scène, d’un mot, d’une interjection : ce Uh ! dont elle observe l’inscription dans l’économie dramaturgique de la situation et de la pièce, avant d’en retracer le parcours, passant de la loupe à la longue-vue, à l’échelle de tout le théâtre de Goldoni et même au fil de siècles d’incarnations sur scène. L’attention aux interjections et plus généralement à la corporalité anime aussi l’étude que Florence Baillet propose de La Boîte de Pandore de Frank Wedekind : elle y montre combien le texte relève davantage d’un « faire » que d’un « dire », appelant le traducteur à user de son propre corps comme d’un foyer d’expérience sensorielle. Caisse de résonance pour Julie Vatain-Corfdir également, le traducteur réalise un travail d’intériorisation par lequel il redéfinit sa place nécessairement subjective vis-à-vis du texte ; une réflexion qui s’inscrit dans l’analyse des enjeux d’une retraduction, celle de The Matchmaker de Thornton Wilder. Cette écoute est alors le gage de la création d’une pluralité de niveaux textuels et de rôles pour le traducteur. Heinz Schwarzinger (Henri Christophe) en témoigne lorsqu’il revient sur la relation qu’il entretient avec Arthur Schnitzler qu’il a traduit, adapté, sous-titré, réécrit.
« Peut-être est-ce seulement dans la salle de répétition, suggère David Johnston, que le traducteur prend pleinement conscience des potentialités de représentation – pour le meilleur ou pour le pire – que renferme son texte. » Si ce partage du vécu peut se produire entre traducteurs, dramaturges, acteurs et metteurs en scène, lors du travail à la table ou des répétitions, les traducteurs ne pénètrent pas toujours dans la salle où se préparent les pièces qu’ils ont traduites. Ils font alors du lieu où ils travaillent une salle de répétition virtuelle, rêvée, démultipliée au gré des imaginaires lorsque la traduction est collective.
Le texte façonné à plusieurs mains et tendu vers une multiplicité d’interprétations et de formes de jeu est ici considéré tant comme un produit que sous l’angle de son élaboration en amont. Partant d’une communauté d’expérience, résultant d’échanges avec diverses instances et agents en jeu, la traduction théâtrale doit être interrogée dans sa dimension collaborative.
« Mon corps est fait du bruit des autres », lit-on dans un poème d’Antoine Vitez. Ce bruit qui traverse physiquement l’acteur aussi bien que le traducteur se déploie ainsi à l’échelle d’une communauté lors d’un travail collectif de traduction. La pluralité n’est plus alors uniquement textuelle, elle n’est plus seulement caractéristique des rôles démultipliés d’un traducteur. Elle est la réalité concrète de celles et ceux qui traduisent en présence les uns des autres.
Nombre d’études soulignent « le réseau complexe de processus collaboratifs engagés dans la traduction, la production et la représentation de pièces traduites ». Elles s’attachent souvent au rôle du traducteur comme cosujet de la représentation, et aux cas où celle-ci, tout autant que la traduction elle-même, est le fruit d’un effort de collaboration entre traducteur, metteur en scène, dramaturge et acteurs. Cependant les travaux portant sur la coopération entre traducteurs ne sont pas pléthore. De ce point de vue, il nous a semblé crucial d’explorer non seulement les rapports entre texte et scène, traducteurs et praticiens, mais la question de la traduction collective au théâtre. Le fonctionnement des équipes de traducteurs de théâtre surprend par sa complexité et celle des réflexions qu’elles peuvent susciter, les faisceaux relationnels de ces équipes se démultipliant par l’inscription dans un tissu social lui-même complexe et collaboratif, et par la transformation de ces groupes en communautés. Loin de se limiter à reprendre le présupposé d’après lequel le théâtre serait, par essence, l’une des activités les plus collaboratives qui soient, il nous importait d’éclairer des expériences de laboratoires où la traduction suscite des pratiques profondément innovantes, et humaines.
C’est à ce titre que les deux expériences distinctes dont il est fait état dans la deuxième section du présent ouvrage s’arrachent à leur cadre universitaire d’origine. Rendant compte de l’atelier qu’elle anime à Paris-Sorbonne, Lucie Comparini a noté que « la tâche pédagogique est encore plus importante lorsqu’on travaille avec des étudiants néo-traducteurs et des acteurs amateurs d’un atelier théâtral, mais [que], d’une certaine façon, elle est facilitée par le fait que ces derniers se trouvent dans un processus de formation ». Sans doute ces deux expériences l’attestent-elles aussi. Mais l’une est relatée du point de vue de la coordinatrice du groupe d’étudiants de Bari, Ida Porfido ; l’autre, du point de vue de Paolo Bellomo, l’un des participants de l’atelier de Paris 8 d’où est né le collectif de La Langue du bourricot. Et ce dédoublement de perspectives suffirait à montrer qu’il ne s’agit pas là que de pédagogie, mais de communautés d’expérience. Chacune, réunie autour de son projet précis, cherche et invente son modus operandi, ses approches du texte, du traduire et de l’être ensemble. Le contexte chaque fois si particulier, les réalisations de qualité professionnelle et les débouchés éditoriaux qui en découlent prouvent que le cadre universitaire est largement débordé – ou, pour le dire autrement, que celui-ci est propice à l’élan vers l’extérieur.
Le laboratoire en effet n’est pas clos sur lui-même ; si le processus de la traduction collective débouche sur la création d’une communauté, celle-ci s’engage pleinement dans les relations aux institutions, aux théâtres, aux actions et festivals qui célèbrent ou valorisent leur travail. Ainsi, c’est précisément le festival Face à face. Paroles de France pour scènes d’Italie, porté par l’Ambassade de France à Rome, qui a suscité, de 2005 à 2011, le projet Tradurre per la scena analysé par Ida Porfido, tandis que le festival Universcènes ou les Vitrines du Labex Arts-H2H ont accueilli la création scénique de La Langue du bourricot en 2015. D’autres événements naissent de la volonté spécifique de diffuser des œuvres théâtrales et leurs traductions. C’est le cas, à Paris, des Journées du théâtre autrichien fondées en 1990 par Heinz Schwarzinger, ou du plus jeune festival Traduire/Transmettre, rencontres autour de la traduction théâtrale, créé en 2010 par la Compagnie RL, avec la Compagnie Agathe Alexis et le théâtre de l’Atalante, et soutenu par la Maison Antoine Vitez et le Centre national du théâtre. René Loyon, directeur de la Compagnie RL, témoigne ici aux côtés de Laurence Campet de cette expérience tournée vers l’échange avec le public. Celui-ci n’est pas, dans un tel cadre, une entité abstraite qui exercerait des contraintes extérieures sur le traducteur, une communauté virtuelle à partir de laquelle on pourrait anticiper ou juger des choix de traduction.
L’attention portée aux communautés de traducteurs, aux regroupements et festivals que suscite la traduction ancre celle-ci dans le fait social. Le processus de traduction ne peut dès lors être appréhendé hors de la dimension de la réception. Analysant le profil idéologique de la traduction théâtrale au Québec, Annie Brisset pose que « la fonction translative est liée à tout ce qui organise le discours de la société réceptrice, à savoir le cadre institutionnel et plus précisément l’appareil idéologique dans lequel ce discours est inscrit ». Pour elle, « le sujet traduisant apparaît comme un sujet collectif, porte-parole d’une société qui s’est forgé un système de représentations », et d’où découle « ce qu’on pourrait appeler des matrices de traduction ». Une approche sociologique des conditions de production et de diffusion du travail du traducteur s’avère cruciale. Elle est propice à l’étude des déséquilibres et dysfonctionnements pouvant parfois mettre en péril la vision dorée d’une communauté sociale qui ne serait que communion. Les multiples possibilités de négociation et de redéfinition du statut du traducteur de théâtre et de ses traductions vont alors bien au-delà du rapport au texte et à sa représentation.
C’est ce qu’illustrent les deux études sociologiques et le témoignage composant la dernière section de ce volume. Celia Bense Ferreira Alves analyse le travail de développement de pièces françaises aux États-Unis, ainsi que les interactions que celui-ci nourrit entre les traducteurs et tout un ensemble de participants autres que les auteurs (qu’il s’agisse de metteurs en scène, d’acteurs ou de techniciens). Émergent ainsi les « translations » qui s’opèrent dans le statut du traducteur. Quant à « l’affaire Dario Fo » dont Laetitia Dumont-Lewi révèle finement les rouages, elle touche à la délicate question des droits d’auteur. Si traduire, c’est avant tout préserver les droits de l’auteur, comme le rappelle Margaret Tomarchio, qu’advient-il lorsque ce dernier retire cette mission à la personne qui s’en est historiquement chargée ? L’auteur peut en effet cesser d’autoriser à la représentation une traduction largement publiée et diffusée, au profit d’autres traducteurs – surtout lorsque ces derniers revendiquent une exclusivité pour des textes qui ne seront pas forcément publiés. Sur le traducteur de théâtre convergent alors des questions de conflits entre droits du traducteur et droits de l’auteur, droits de représentation et droits d’édition ; la traduction est le point névralgique où se trouve mise en péril toute une communauté. Huguette Hatem clôture ce parcours de construction et de remise en question d’une communauté. Elle témoigne de cinquante-quatre années d’engagement au service de la traduction théâtrale – traduisant, jouant, diffusant auprès de metteurs en scène et d’éditeurs les textes traduits.
En 2007, Patrice Pavis regrettait le manque de collaboration entre universités et compagnies théâtrales, déplorant une division qui persistait entre deux univers qui auraient pu se rapprocher par un travail interdisciplinaire : « La difficulté […] est de faire vraiment se rencontrer la recherche universitaire et la profession théâtrale, chacune allant pour l’instant dans des directions séparées, ignorant l’autre. » De récents ouvrages collectifs, tels que Staging and Performing Translation dirigé par Roger Baines, Cristina Marinetti et Manuela Perteghella, privilégient une approche qui fait dialoguer professionnels du théâtre et chercheurs, soulignant ainsi la dimension collaborative du processus de création et de production dramatiques, et montrant combien la situation a évolué. C’est dans cette lignée que nous nous situons : les auteurs ici réunis sont tous des praticiens de la traduction interrogeant leurs pratiques.
Sont ainsi rassemblés une diversité de points de vue et d’approches sur des problématiques liées à la traduction théâtrale habituellement traitées séparément. Quelle est la place du traducteur au théâtre ? Quel est son statut actuel, en tant qu’individu ou partie prenante d’un collectif, dans son rapport aux institutions avec lesquelles il est amené à travailler – théâtres, maisons d’édition, auteurs ou agents ? Comment travailler en collectif influe-t-il sur le traducteur de théâtre, créant ou non une communauté d’expérience ? Les études et témoignages qui suivent sont autant d’occasions d’explorer, entre instabilité et reconnaissance, la place artistique et sociale des traducteurs de théâtre.
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